Conflits de lois dans le système fédéral américain

Au cours du XIXème siècle, la doctrine la plus autorisée affirmait que les conflits de lois devaient s’analyser comme un conflit de souveraineté. Le Pr. BARTIN est particulièrement emblématique de cette vision des conflits de lois dans son ouvrage : « principes du droit international privé », 1899. Adopter une telle vision des conflits de lois revient à nier que puisse relever des mêmes règles que le droit international privé les conflits de lois pouvant surgir au sein d’un même Etat du fait de la diversité des législations applicables et du pluralisme juridique pouvant exister au sein de cet Etat.

Cette thèse est basée sur l’idée centrale que l’Etat, du fait de la souveraineté qu’il est censé seul détenir, a une totale maîtrise du règlement du conflit. La réduction des pouvoirs locaux et des coutumes, corollaires de la construction d’un Etat moderne, fait que son autorité n’est plus médiate et qu’il peut imposer sa solution aux conflits de normes qui se posent. Cependant, cette autonomie, cette distinction entre les deux conflits apparaît totalement artificielle si l’on considère les systèmes complexes, objets du présent chapitre. Une thèse magistrale a été écrite sur ce sujet par le Pr ELIESCO (« essais sur les conflits de lois dans l’espace sans conflits de souveraineté », thèse, Paris 1925).

Des conflits de lois seraient donc envisageables au sein d’un même Etat, sans qu’il y ait pour autant conflit de souverainetés. Ce point est particulièrement clair dans les Etats à structure fédérale. Dans ce type de système, lesconflits de lois internationaux et internes sont traités de la même manière. Le Pr. HAY dans son ouvrage « law of the United States » (Beck, 2005), écrit à propos du conflit de lois: « Private international law «Conflicts of Laws» or «Conflicts» in the more common American usage concerns the relationship of American law to that of foreign legal systems as well as the relationship among various state laws within the American federal system » La question de la dualité entre ordre interne et ordre international n’est même pas prise en compte dans ce cas.

Bien que cela puisse surprendre un lecteur habitué à un Etat nation organisé historiquement de façon unitaire, refusant par principe un trop grand pluralisme juridique au nom du principe d’égalité, les conflits de lois existent au sein des Etats fédéraux entre les différentes entités fédérées. Cela tient à la nature originale de l’organisation fédérale : chaque Etat a son propre système constitutionnel et juridictionnel. P. BONASSIES, dans son très important article paruen 1953 à la RCDIP (« structure fédérale et conflits internes de lois », RCDIP 1953, p. 289 et 533), prenant l’exemple des Etats-Unis, note que ces conflits de lois, qu’on ne saurait qualifier autrement que d’internes, ne sont pas différents de ceux que connaissait la France d’Ancien Régime.

Il note ainsi : « D’autres Etats, par contre, tels les Etats-Unis, l’Australie, l’Union française elle-même, sont partagés entre plusieurs systèmes de droit privé, dont les relations suscitent des conflits internes de lois, semblables à ceux qui faisaient l’objet des méditations de d’ARGENTRE ou de BOUHIER. Le contenu des normes qui résolvent de tels conflits n’apparaît pas, au premier abord, différent de celui des règles de conflits internationaux entre lois d’Etats souverains ». Bien que cela heurte notre conception extensive et pyramidale de l’organisation administrative, c’est le résultat d’un partage de compétences que la Cour Suprême des Etats- Unis analyse comme un partage de souveraineté : l’arrêt Printz v. United States rendu en 1997 par cette Cour (Printz v. United States, 27 juin 1997, 521 US 898, 1997) dont il sera question ultérieurement l’indique clairement.

Cette idée même de partage de souveraineté semble bien sûr particulièrement choquante et tient à une division rigide entre la sphère d’intervention des entités fédérées et celle de l’Etat fédéral mais permet d’expliquer l’existence de véritables conflits de lois au sein d’une même personne publique internationale, et que leur traitement soit l’affaire des Etats fédérés (qui pourront donc notamment élaborer chacun leurs propres règles de conflits). A ce propos, P. GANNAGE relève d’ailleurs que : « L’existence d’un Etat unique ou fédéral n’implique donc pas nécessairement la création d’un système de conflit unique applicable sur l’ensemble de son territoire (…). Lorsque l’autonomie législative des pouvoirs locaux ou des communautés est maintenue par l’Etat, elle peut s’accompagner d’une multiplicité de systèmes de conflit à l’intérieur de sa souveraineté » (P. GANNAGE, « la distinction des conflits internes et des conflits internationaux », in mélanges ROUBIER, t. 1 p. 234, 1966).

Cependant, ces conflits revêtent un aspect différent selon le niveau d’autonomie atteint dans l’Etat concerné et selon l’étendue des compétences dont sont respectivement titulaires les Etats fédérés et l’Etat fédéral. Il est dès lors possible d’établir une “gradation” de la souveraineté dont bénéficient les différents Etats. Mais cette notion de gradation de la souveraineté a-t-elle un sens ? L’exemple le plus pur d’Etat fédéral est fourni par les Etats-Unis. L’évolution des conflits de lois au sein de ce pays éclaire sur les différentes possibilités de répartition des compétences qui s’offrent dans un cadre fédéral dans les relations entre Etat fédéré et fédéral. Le système en vigueur depuis 1938 rapproche les conflits entre sister states de ceux existant en droit international privé entre Etats souverains : la différence entre les deux est particulièrement ténue et la parenté prononcée.

Cela conduira tout naturellement à s’interroger sur la conception américaine de la souveraineté et sur la vision d’une éventuelle Nation américaine qui en découle. Des tentatives d’unification du droit ont cependant été tentées et ont parfois réussi dans certains domaines, par exemple avec l’Uniform Commercial Code (UCC) ou le Restatement of Law, mais, au moins pour les Etats-Unis, elles n’ont jamais remis en cause cette existence de conflits de lois internes et le fait que chaque Etat détermine souverainement ses règles propres de conflits.

Des nuances existent cependant dans d’autres Etats fédéraux qui seront évoquées au regard de l’exemple américain. En admettant avec moins de facilités le pluralisme juridique et les conflits de lois internes, ces autres Etats se rapprochent, par cet aspect, d’un Etat de type régional surtout lorsque les Etats fédérés ne peuvent pas élaborer librement leurs règles de conflit. D’autres Etats fédéraux laissent en effet une place particulièrement importante à l’Etat fédéral. Le conflit de lois entre Etats de la fédération se rapproche d’un conflit de compétences entre divisions administratives et la frontière avec un autre type d’organisation, l’Etat régional, tend à se brouiller : entrent notamment dans cette catégorie, la RFA et le Canada, et, dans une certaine mesure, la fédération de Russie.

La conception de la souveraineté qui en découle se rapproche de celle existant dans des structures plus unitaires et est plus marquée par le principe d’égalité entre tous les citoyens quel que soit le domaine concerné : on s’éloigne alors d’autant de la conception américaine de la souveraineté. La place accordée, dans l’ordre juridique, au principe d’égalité est un aspect très important.

De ce qui a été précédemment décrit et explicité, on tentera de dresser une typologie qui essaiera de faire le lien entre conflits de lois et conception de la souveraineté pour permettre un classement des différents types d’Etats fédéraux selon la marge laissée à leurs entités fédérées dans la résolution des conflits de lois et de ce que cela peut impliquer des rapports entre Etats fédérés et pouvoir fédéral. Au titre de la Constitution des Etats-Unis, l’intervention de la Cour Suprême est fondée, ainsi que l’ont indiqué ROBERTSON et KIRKHAM dans leur « Jurisdiction of the Supreme Court », 1951, dans trois hypothèses : · cas dans lesquels un gouvernement est partie à l’affaire, qu’il s’agisse du gouvernement fédéral ou du gouvernement d’un des Etats fédérés ; · mise en cause d’une disposition prévue par la Constitution fédérale ; · affaire dans laquelle un citoyen d’un autre Etat est partie.

Ces fondements à la compétence de la Cour Suprême en matière d’interstate conflicts limite l’intervention de la Cour Suprême fédérale aux questions de droit purement fédéral qui peuvent se poser. Cela la rapproche plus d’une Cour Constitutionnelle tranchant des conflits d’interprétation de la Constitution dans le cadre des conflits de lois. C’est l’interprétation de la Constitution fédérale qui fonde son intervention, conséquence du principe d’autonomie des Etats.

Un point particulièrement important est à noter cependant : si la Cour Suprême s’autorise une révision intégrale des arrêts rendus par les Cours d’Appel des Etats fédérés, elle s’interdit en revanche, pour ne pas attenter à la souveraineté des Etats, de mettre en cause les décisions rendues par les Cours Suprêmes des Etats fédérés si celles-ci reposent sur une base adéquate (notamment arrêt Herb v. Pitcairn, 324 US 177, 1945) pour fonder leur décision en dernier ressort. La Cour Suprême ne s’accorde donc pas un pouvoir absolu en matière de conflits de lois et ne saurait être comparée à la Cour de Cassation en France qui fixe les règles de compétences à mettre en œuvre pour chaque matière.

C’est du moins la solution qui prévaut actuellement car, ainsi que cela sera retracé lors de l’étude de l’étendue du contrôle de la Cour Suprême en matière de conflits de lois, cette solution n’a pas toujours été retenue. Les tentatives de création d’un droit des conflits fédéral. Le Pr. BARTIN avait, dans ses études parues en 1899 (« Etudes de droit international privé », 1899, p. 169), rejeté hors du champ du droit international privé les conflits de lois internes. L’accent mis en cette fin de XIXème siècle sur la souveraineté de l’Etat, et soutenue par de nombreux autres auteurs (VON BAR, RAAPE, NUSSBAUM, …), semblait devoir reléguer les conflits entre les différentes entités fédérées à une question de compétences entre différentes divisions d’un territoire dotées d’une très large autonomie.

Cette lecture semblait avoir d’autant plus de force que, jusqu’au premier tiers du XX° siècle, la Cour Suprême considéra que les conflits de lois entre Etats étaient une question fédérale et qu’en conséquence, en dehors de la présence d’un statute, il appartenait aux juridictions fédérales de régler l’attribution d’un litige à la loi de tel ou tel Etat fédéré.

Cela avait pour conséquence de faire perdre aux Etats leur liberté dans l’établissement de règles de conflits et ils pouvaient donc se voir imposer, à défaut d’un statute réglant la question, la résolution d’un litige par les lois d’un autre Etat : ce fut la position de la Cour Suprême de 1842 à 1938 (1). En outre, l’utilisation par la Cour Suprême de deux autres instruments tirés de la Constitution : la full faith and credit clause (art 4§1 Constitution) et la due process clause issue du XIV° amendement ont renforcé cette compétence de l’Etat fédéral vis-à-vis des Etats fédérés (2).

Cela souligne de plus l’influence fondamentale de la Constitution sur les conflits de lois dans les systèmes fédéraux en fonction des compétences et de la liberté que le texte laisse aux entités composant le système fédéral. Cela indique la très grande importance que peut revêtir la lecture du texte constitutionnel. 1-) La position de la Cour Suprême de l’arrêt Swift v. Tyson (16 Peters 1, US 1842) à l’arrêt Erie Railroad Co v. Tompkins (304 US 64, 1938).

La lecture que fera la Cour suprême de la Constitution durant cette période tendra à imposer une unification des règles de conflits en dépit des compétences et de la souveraineté reconnues par la Constitution aux Etats fédérés. Cette période fut celle de l’affirmation de la federal Common law. La Constitution américaine dispose en effet que les compétences des tribunaux fédéraux s’étendent aux diversity citizenship jurisdiction cases (Art. III, sect. 2.1 et XI° amendement), sans toutefois que le Judiciary Act de 1789 ne précise les lois auxquelles les Cours fédérales devront se référer pour trancher le conflit en question.

C’est de cette question que naîtra toute la difficulté car la lecture du texte se trouve bien évidemment très profondément modifiée et peut aboutir à une unité des solutions à apporter aux conflits de lois au niveau fédéral, ce qui aurait pour effet de ramener le problème à une question de compétences que l’on résoudrait en se référant à des règles dégagées par les juges fédéraux. Les pouvoirs des Etats s’en trouveraient considérablement diminués puisqu’ils n’auraient alors plus la possibilité de fixer le champ d’application de leurs compétences dès lors qu’un citoyen d’un autre Etat serait partie à l’instance. L’arrêt que la Cour Suprême fédérale a rendu à l’occasion de l’affaire Swift v. Tyson allait poser comme principe que les juridictions fédérales, qui ont donc à juger des diversity citizenship jurisdiction, devaient faire application de leur propre conception de la Common Law.

La Cour Suprême des Etats-Unis chapeautant l’ensemble, cela revenait à dire qu’il y avait un droit unique régissant l’ensemble des conflits pouvant survenir entre citoyens des différents Etats fédérés et donc à ne plus appliquer qu’une règle de conflit unique, fédérale pour résoudre les conflits de lois internes. L’appréciation de tous les éléments de rattachement, de même que la qualification juridique des faits, de la fraude à la loi ou d’une loi d’ordre public (sur ce point, voir un arrêt de la Cour d’Appel du 4° Circuit : Citizen national Bank v. Waugh, 78 F. 2nd 325, 1935, 4th Circuit) serait donc déterminée par la Cour Suprême fédérale. La Cour Suprême n’admit qu’une seule nuance à ce raisonnement durant cette période : le droit d’origine législative des Etats fédérés devait continuer à être appliqué même si c’était les juridictions fédérales qui s’en chargeaient.

Cela découle du Judiciary Act lui-même et l’interprétation de J. STORY, à l’origine de l’arrêt Swift, ne pouvait rien changer à ce point. Pour régler les conflits qui ont donc continué à exister, car issus de statutes posant des règles de conflit différentes, la Cour Suprême fit appel à des principes généraux. Un droit fédéral des conflits de lois était donc bien en place au cours de cette période, d’autant plus que les juridictions fédérales inférieures suivirent la Cour Suprême sans rechigner dans toutes ses prises de positions (à titre d’exemple : In re Heidelback, 11 Fed. Cases 1021, Ma. 1876 ; Dygert v. Vermont Loan Co, 94 F. 913, 9° Circuit, 1899), ce qui permet à P. BONASSIES d’écrire : « Ainsi s’acheminait-on vers la création d’un système fédéral complet de règles de conflits, dont l’influence, dans l’unification des droits des 48 Etats en la matière eut pu être décisive » (P. BONASSIES, « structure fédérale et conflits internes de lois », RCDIP, 1953.295). 2-) L’utilisation de la full faith Credit Clause et de la Due Process Clause par la Cour suprême Le deuxième point frappant au cours de cette période qui s’étend de l’arrêt Swift à l’arrêt Erie Railroad Company réside dans la lecture que la Cour Suprême a pu faire de deux dispositions du texte constitutionnel : − la Full faith and Credit Clause d’une part ; − la due process Clause d’autre part. Ce point est d’autant plus intéressant qu’il permet de souligner la plasticité du texte constitutionnel, singulièrement de la Constitution américaine, au regard de la lecture qu’a pu en faire la juridiction fédérale suprême : sous l’influence de ces deux dispositions, la Constitution américaine, formellement fédérale, aurait très bien pu être lue comme celle d’un Etat régional conséquence de cette unification du droit au travers des règles de conflits.

Le principe de full faith and credit clause est posé à l’art. 4§1 de la Constitution américaine qui dispose : « Pleine foi et crédit seront accordés, dans chaque Etat, aux actes publics, minutes et procès-verbaux judiciaires de tous les autres Etats ». La Cour Suprême fera preuve d’une grande audace dans l’interprétation de ce texte à partir du début du XX° siècle. Un arrêt de 1915 (Royal Arcanum v. Green 237 US 531) semble marquer clairement cette utilisation extensive de l’art. 4§1. Pour déclarer que la Cour Suprême de l’Etat de New York ne respecte pas ses obligations découlant de la Full Faith, la Cour Suprême détermine elle-même la règle de conflits à appliquer sans jamais se demander si la Cour de New York a une conception propre du conflit de lois.

Cette position est confirmée par l’arrêt Modern women of America v. Mixer (267 US 44, 1925) : dans cet arrêt également il est fait appel au principe de full faith sans que la Cour Suprême ne se préoccupe jamais du point de savoir si les juridictions du Nebraska ont une conception propre des règles de conflits. Grâce à cette utilisation de la full faith Clause, la cour Suprême a ainsi pu dégager l’obligation pour un Etat d’appliquer une règle de conflits déterminé entraînant éventuellement celle d’appliquer le droit d’un autre sister-state, quand bien même les juridictions de cet Etat auraient dégagé une autre règle de conflits. La Cour Suprême fédérale pu ainsi imposer sa conception des conflits de lois aux Etats en donnant une base constitutionnelle à son intervention dans ce domaine ; cela constitue un des aspects dudroit fédéral des conflits de lois.

La Cour Suprême a en effet usé d’une deuxième disposition constitutionnelle pour créer un droit des conflits à l’échelle fédérale : la due process clause prévue par le XIV° amendement. Se basant sur ce texte, la Cour Suprême a pu exiger que la règle de conflits qui allait être appliquée à un cas d’espèce réponde à la due process clause et de s’assurer, ce faisant, qu’il ne soit pas porté atteinte aux droits fondamentaux tant processuels que matériels des citoyens américains, cette disposition étant surtout destinée à protéger les individus. La due process clause possède en outre un très grand atout par rapport à la full faith and credit clause : son champ d’application est beaucoup plus large puisque selon P. BONASSIES, reprenant en cela des observations formulées par H. BATIFFOL (« la Cour suprême des Etats-Unis et le droit international privé », RCDI, 1936.597), le simple refus d’appliquer la common law d’un autre Etat peut emporter violation de la due process clause prévue par le XIV° amendement.

Cependant cette tendance, initiée par J. STORY et son interprétation du Judiciary Act qui aurait pu changer le visage du fédéralisme américain en le rapprochant d’une organisation administrative et d’une lecture de la Constitution rappelant un Etat régional, a été brutalement interrompue par la Cour Suprême fédérale elle-même au travers de son célèbre arrêt Erie Railroad Co v. Tompkins du 25 avril 1938 (304 US 64). « There is no general federal Common Law » : la réaffirmation d’une lecture constitutionnelle stricte du fédéralisme et diversité des règles de conflits Un renversement brutal de la jurisprudence de la Constitution allait avoir lieu en 1938 et permettre à chaque Etat d’élaborer ses propres règles de conflits marquant ainsi un changement radical de la lecture du texte constitutionnel. 1-) La décision Erie Railroad Company v. Tompkins : la possibilité pour chaque Etat d’élaborer ses propres règles de conflits Cet arrêt, sans doute l’un des plus connus avec la décision Marbury v.

Madison de 1804, allait réaffirmer avec force la compétence des Etats et de leurs juridictions dedéterminer leurs propres règles de conflits. Cet arrêt affirme en effet d’emblée et pose comme principe qu’il n’y a pas de general federal Common Law et que les Etats doivent normalement déterminer eux-mêmes leurs propres règles de conflits de lois. Il convient sans doute ici de rappeler les faits de l’espèce. Dans cette affaire un piéton nommé TOMPKINS marchait le long d’un chemin de terre bordé par une voie ferrée lorsque surgit un train dont une des portières, restée ouverte, le blessa. Les faits se sont produits dans l’Etat de Pennsylvanie : en application du judiciary act de 1787 en sa section 34 c’est cette loi qui devrait s’appliquer, peu important que l’Erie Railroad Co ait eu son siège dans l’Etat de New-York.

Selon les statutes de l’Etat de Pennsylvanie, le sieur TOMPKINS était un trespasser et, de ce fait, privé de tout droit à réparation. Ce point était contesté par l’intéressé au motif que les statutes de Pennsylvanie étaient muets sur ce point et qu’il y avait donc lieu d’appliquer la Common law générale. C’est en vertu de cette Common Law générale que la district court et la Cour d’Appel fédérale ont tranché puis la Cour Suprême fut amenée à statuer. Elle décida alors que la loi de Pennsylvanie devait s’appliquer et le juge BRANDEIS affirma à cette occasion « there is no general federal common law ». Il y aura donc une Common Law pour chaque Etat.

On aura cependant garde d’oublier que, pour les matières relevant de la compétence de l’Etat fédéral, il y a bien sûr une federal common law et que la full faith and credit clause a pour objet d’accorder le maximum de respect aux situations juridiques légalement reconnues dans d’autres Etats. Inutile de relever, en fonction de ce qui a été écrit précédemment, que cela revient à mettre en place un type d’organisation au fédéralisme beaucoup plus marqué.

Chaque Etat retrouve avec cet arrêt une liberté d’organisation nettement plus importante en pouvant décider librement de la règle de conflits à mettre en œuvre et donc quelle norme doit être utilisée pour résoudre tel problème juridique qui est qualifié par les juridictions de l’Etat fédéré. Il est d’ailleurs permis de se demander, et cela sera abordé dans la section suivante, dans quelle mesure la situation précédente d’avant 1938 ne portait pas atteinte à l’indépendance législative des Etats fédérés. A cet égard, le Pr. VIGNAL note dans son manuel de « droit international privé » : « pour la même raison, il n’existera sans doute pas de solution nationale de ces conflits interfédéraux, car cela obligerait l’Etat fédéral à prendre parti sur la nature des institutions civiles ou commerciales internes – mariage, contrat, testament – et par la même à enfreindre l’autonomie législative des Etats fédérés. C’est pourquoi il reviendra à ces derniers de résoudre eux-mêmes le conflit, avec les inconvénients corrélatifs tenant à l’absence d’harmonie et à la tendance à privilégier la loi du for » (T. VIGNAL, « droit international privé », 2005, p. 37). Cet arrêt a dans le même temps mis un point d’arrêt définitif aux velléités d’unification du droit des différents Etats fédérés. Les 48 Etats de l’époque auront donc chacun leur propre système de conflits de lois et leur propre Common Law. Cette idée, d’absence d’une general federal common law, était déjà présente depuis longtemps dans de nombreuses opinions dissidentes de juges à la Cour Suprême : la plus célèbre étant celle du juge HOLMES dans l’arrêt Taxicab (Black and White Taxicab Co v. Brown and Yellow Taxicab Co 276 US 578, 1928) où il affirme sans détour qu’ « il n’y a pas de federal general Common law ».

Ce mouvement se poursuivra en obligeant les Cours d’appel fédérales à prendre en compte les droits des Etats et à ne pas appliquer un droit fédéral des conflits. L’arrêt Stentor Electric Co v. Klaxon Co (115F2nd 368 – 3rd Circuit, 1940) rendu par la Cour d’Appel du 3° circuit (présidée par le juge GOODRICH) s’inscrit directement dans cette logique. Dans cet arrêt, l’application du droit de l’Etat de New York a été fondée sur les seuls principes fédéraux du droit des conflits. C’est bien sur ce point que la Cour Suprême a réagi et infirmé l’arrêt rendu en appel par la Cour d’Appel du 3ème circuit au motif que la détermination des règles de conflits établies par l’arrêt a été effectuée « sans égard au droit de l’Etat du Delaware ». Mais ce qui est sans doute le plus important dans cet arrêt, c’est l’affirmation par la Cour Suprême que c’est aux Etats fédérés qu’il appartient de déterminer eux-mêmes leurs propres règles de conflit. Ce point est particulièrement important et marque un tournant très net du fédéralisme américain. Un autre arrêt particulièrement important fut rendu le même jour que l’arrêt Klaxon par la Cour Suprême et concerne, lui, le problème de l’ordre public (Griffin v. Mac Coach 313 US 498, 1941). La solution retenue fut identique et imposait la prise en compte de la loi de tous les Etats concernés : dans le cas de l’ordre public, il appartient à l’Etat fédéré de dire s’il autorise telle ou telle pratique.

Les Cours fédérales ne peuvent dessaisir l’Etat en question de cette compétence en lui imposant, par le biais d’une règle de conflit fédérale, la loi d’un autre Etat. L’arrêt Klaxon a un autre apport tout à fait essentiel : il affirme sans détour que l’établissement des règles de conflits ne fait pas partie des compétences de l’Etat fédéral mais relève de celles de chaque Etat fédéré. Un droit international privé « interne » se met alors en place. 2-) Un changement radical de la lecture du texte constitutionnel. La mise en place de cette nouvelle jurisprudence de la Cour Suprême est également le signe d’un point important : elle implique une relecture, selon une optique totalement différente, des deux dispositions constitutionnelles qui ont été évoquées précédemment : la full faith and credit clause et la Due Process of law.

Deux arrêts rendus dans les années 30 marquent très nettement le début de ce changement : Home Insurance Co v. Dick (Griffin v. Mac Coach 313 US 498 1941) et surtout Hartford indemnity Co v. Pine Land Co (292 US 143 1934) qui marque un tournant très profond dans la pensée de la Cour Suprême. Dans cet arrêt, la Cour Suprême exige en effet que soit pris en compte, par la législation ou les Cours, les intérêts du for. Cette notion d’intérêt des différents systèmes juridiques à prendre en compte, qui rappelle d’ailleurs un peu l’idée de courtoisie développée par l’école hollandaise, connaîtra ultérieurement un développement très net. L’Alaska Case (Alaska Packers Association v. industrial accident commission, 294 US 532 1935) constituera l’achèvement de cette nouvelle lecture de la Constitution entreprise par la Cour Suprême. Dans cet arrêt la Cour prend position sur les deux dispositions en question.

Concernant la Due process Clause pour commencer, la Cour énonce que la loi de Californie peut tout à fait régir des accidents ayant eu lieu hors de son territoire, ce qui implique que son droit puisse s’appliquer à l’extérieur de l’Etat pour des faits s’étant produits dans un Etat tiers. Le point le plus important concerne cependant la full faith Clause. Des deux lois en question pourquoi le juge californien ne ferait-il pas application de celle de l’Alaska ? C’est certainement la question la plus importante à laquelle répond cet arrêt et qui permettra également de comprendre comment la Cour Suprême envisage l’articulation des différents systèmes juridiques et la préservation, corrélative, de leur indépendance législative. La Cour, dans son raisonnement, relève d’abord qu’une application rigide de la Constitution aboutirait à ce que la loi d’un Etat soit automatiquement appliquée par les juridictions d’un autre Etat.

De ce raisonnement par l’absurde, la Cour déduit sa compétence à « déterminer elle-même dans quelle mesure la loi d’un Etat peut restreindre ou refuser des droits affirmés par la loi d’un autre Etat ». La réponse à cette question est trouvée en utilisant le critère de l’intérêt des Etats puisque celui qui conteste le droit d’un Etat à faire application de ses propres lois « assume la charge de prouver, sur une base rationnelle que, dans le conflit des intérêts en jeu, les intérêts de l’Etat étranger sont supérieurs à ceux du for ». P. BONNASSIES note dans son article que cette solution de la Cour Suprême entraîne une relecture complète de la Constitution des Etats-Unis en ce qu’elle oblige à minorer l’impact de la full faith and credit clause. Cela met particulièrement en lumière une incertitude dans l’interprétation de la Constitution américaine qui peut certainement s’appliquer à de nombreux Etats fédéraux proche de ce système fédéral « pur » : − Soit les règles de conflit des différents Etats sont toutes automatiquement valables et dans ces conditions deux règles de conflits contraires peuvent tout à fait trouver à s’appliquer, ce qui oriente vers un système particulariste mais dans ce cas la Constitution n’a plus ce rôle de régulation entre les différentes entités de l’Union et les compétences des différents Etats sont tellement affirmées qu’il s’agit seulement, pour la Cour Suprême, de veiller au respect des règles procédurales minimales (au travers de la due process clause par exemple). − Soit la Cour Suprême cherche à résoudre elle-même le conflit, par exemple en utilisant le critère de l’intérêt des Etats, et le système bascule vers un certain universalisme car la Cour Suprême impose alors la solution au litige et surtout la règle de conflit à mettre en œuvre.

Mais alors cela implique qu’elle porte atteinte à l’indépendance législative des Etats fédérés et le système qui se met alors en place revêt plus une forme d’Etat régional que d’Etat fédéral. Cette tension perdurera encore quelques années et sera alimenté par le manque de clarté et de rigueur de cette décision de la Cour Suprême avant qu’en 1938 (Pacific insurance Employers Co v. industrial accident commission 306 US 493, 1938), la Cour Suprême ne se retrouve placée dans une situation d’espèce rigoureusement inverse à celle de son arrêt de 1935. Cela sera alors l’occasion d’une clarification et permettra d’apporter une réponse beaucoup plus lisible et beaucoup plus rigoureuse tout en posant la difficulté principale en des termes beaucoup plus clairs.

La Cour Suprême relève notamment dans cet arrêt que « la vraie nature de l’union des Etats en une fédération, Etats auxquels sont réservés certains attributs de la souveraineté, interdit de recourir à la full faith and credit clause comme moyen d’obliger un Etat à substituer les lois d’un autre Etat aux siennes propres, lorsqu’il est compétent pour légiférer en la matière ». Au final, cet arrêt fait prévaloir l’existence de l’intérêt raisonnable d’un Etat sur la full faith and Credit Clause. C’est donc un particularisme particulièrement marqué qui a été mis en place par la Cour Suprême.

La Cour Suprême accorde en général une prépondérance aux intérêts du for pour peu que ceux-ci soient minimalement sérieux. Cette affirmation peut cependant se discuter au regard de certaines évolutions récentes du droit américain. Il s’agit de critiques d’une partie de la doctrine elle-même contre cette position de la Cour Suprême. Le juge JACKSON dans son important article de 1945 (R.H. JACKSON, « Full Faith and Credit, the lawyer’s clause of the Constitution » 45, Columbia Law Review 1, 1945) note que « le but final (…) est la plus parfaite union de nos systèmes juridiques. Aucun intérêt local, aucune appréciation des intérêts locaux ne saurait prévaloir contre cette considération ». Cela souligne bien la tension fondamentale des systèmes fédéraux qui a été évoquée précédemment. Toute une partie de la doctrine américaine, se basant sur ce qui est le facteur fondamental de l’unité du droit américain, la Common Law, milite en faveur de l’unification de tout le droit privé américain.

Cette position est renforcée par le fait qu’elle trouve une base juridique forte avec toutes les décisions rendues par la Cour Suprême avant son revirement de 1938 et également parce qu’elle a pu trouver une traduction dans certaines initiatives d’organisations professionnelles. Il s’agit notamment : – Du restatement of law. Cette initiative vient de l’american law institute. Il s’agit de regrouper, par grandes matières (Torts, contracts, …), les règles que l’on peut déduire des décisions rendues par les Cours de justice. Cela revient à considérer le droit américain comme un ensemble en dépit du particularisme issu des décisions de la Cour Suprême et surtout de l’organisation fédérale des Etats-Unis. Il faut toutefois relever que sont annotées les particularités du droit applicable dans certains Etats.

Ce recueil prend donc en compte le pluralisme juridique américain mais le traite, à bien y réfléchir, comme une exception à une Common Law commune aux autres Etats. Il faut ajouter que ce document a acquis une immense autorité aux Etats-Unis. Ainsi, à titre d’exemple, les règles de responsabilité du fait des produits sont contenues au sein de deux articles, 402 A et 402 B apparaissent comme la base des solutions en vigueur aux Etats-Unis. Cela souligne également l’importance des grandes œuvres doctrinales dans des systèmes marqués par un fort pluralisme juridique : ainsi en a-t-il été en France au Moyen-âge. – De la technique des « lois uniformes ».

Le mécanisme d’élaboration rappelle d’ailleurs également ce qui a pu se passer en France au Moyen-âge lors de la rédaction des coutumes et de leur réformation ainsi que cela a été souligné précédemment. De grands organismes professionnels cherchent à rendre le droit américain plus accessible et plus cohérent : une fois que le projet de texte auquel ils ont abouti a été approuvé par des comités de praticiens, il est repris par les autorités compétentes des Etats pour être adopté comme loi. Tant l’American law institute que la national conference of commissionners on uniform state laws ont contribué à la réussite de cette méthode. L’UCC (Uniform commercial code) est certainement l’exemple le plus spectaculaire et le plus connu de cette technique des lois uniformes.

Ce Code fut en effet adopté par tous les Etats, même si la Louisiane, qui présente une grande spécificité juridique par rapport aux autres Etats américains en raison de son histoire, ne l’a que partiellement adopté. Il faut cependant noter que, bien sûr, le succès des textes ainsi créé est très inégal et que peu d’entre eux connaissent le succès de l’UCC. Ce qu’il est important de retenir cependant c’est la conception du droit américain qu’implique cette construction doctrinale. Dans ce cadre, l’aspect particulariste du droit américain s’efface pour insister sur l’unité des solutions retenues par les droits des différents Etats et cela minore l’importance de certaines affirmations de la Cour Suprême qui, pour spectaculaires qu’elles ont pu apparaître, ne reflètent pas la réalité du droit américain. La Cour Suprême a ainsi affirmé à l’occasion de l’arrêt City of Detroit v. Proctor, 44, Del 193, 61 Atl. 312 (1948) : « la souveraineté de l’Etat du Michigan est aussi étrangère à l’Etat du Delaware que celle de la Russie », ce qui trouve d’ailleurs un écho en doctrine. Ainsi le Pr. GOODRICH peut-il noter que « les Etats de l’Union sont traités dans le champ des conflits comme étrangers l’un à l’autre » in « Handbook of the conflict of laws », 3° éd., 1949. Cela amène donc à écrire que c’est une conception particulière de la souveraineté dans un Etat fédéral qui amène à ce type de conflits de lois intra étatiques. Il convient donc de s’interroger alors sur la conception de la souveraineté qui amène à cette forme de conflits et à ce mode de résolution des conflits.

Le prochain post ce sera “l’expérience américaine de la souveraineté dualiste”.

A bientôt,

Nicolas Caré

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