Les doctrines juridiques relatives aux conflits de lois au cours des XIXème et XXème siècles

Le XIXème siècle est généralement présenté comme le siècle de l’avènement de l’Etat-Nation, que ce soit en France ou en Europe. Cela a eu de nombreuses conséquences en droit international privé.

Au premier rang de celle-ci, le fait que les conflits de lois internes à un Etat ne sont plus traités selon la même logique que les conflits internationaux. La distinction entre conflits de normes intranationaux et conflits de lois internationaux est clairement affirmée, du moins dans les Etats unitaires. Le phénomène national a entraîné un accroissement des théories particularistes et a mis fin à l’idée préconisée par les écoles du Moyen-âge d’une communauté de droit : c’est l’âge d’or des théories publicistes du conflit de lois et du Grenzrecht. En un sens le droit international privé naît véritablement avec l’apparition de ce nouveau mode d’organisation de l’Etat et cela a impliqué de repenser entièrement les théories développées précédemment.

M. GUTZWILLER note d’ailleurs ce point dans son cours donné à l’académie de LA HAYE, de même que le Pr. BONNICHON qui relève : «La première innovation doctrinale consiste à prendre conscience du lien qui rattache le conflit de lois au droit des gens. On peut dire que ceci n’avait même pas été entrevu par les statutaires bien qu’ils aient traité du conflit international» (P. BONNICHON «la notion de conflits de souverainetés dans la science des conflits de lois», RCDIP, 1955, p. 2).

Cela entraîne une deuxième conséquence : le droit international privé est délimité par l’EtaNation en ce sens que chaque Etat construit ses propres règles de droit international privé ce qui constitue un trait du droit international privé moderne que les différents manuels de droit international privé ne cessent pas de rappeler. Ainsi le manuel du Pr. VIGNAL, « droit international privé » (Armand Colin, 2005) mentionne-t-il « la question est en réalité de savoir si le droit international privé est une simple émanation du droit interne ou s’il constitue, en tant que droit international, une véritable branche autonome.

On peut répondre diplomatiquement que le droit international privé est interne par ses sources – quoi que cela soit de moins en moins vrai – et international par son objet. (…) La thèse rattachant le droit international privé au droit interne puise ses racines dans les doctrines particularistes ».

Cette seconde conséquence en appelle une troisième : les différences entre les ordres juridiques sont alors mises en avant et l’on ne cherche plus des solutions universalistes. L’analyse des courants doctrinaux de cette période pourrait autoriser à croire que cette nouvelle construction, l’Etat-Nation, ramène tout conflit de lois à un conflit de souverainetés.

Cette vision sera celle d’une école qui aura une très grande importance au cours du XIX° siècle et de la première moitié du XXème siècle : celle du Grenzrecht. Il ne faut cependant pas pour autant négliger d’autres courants de pensée du droit international privé qui n’analysent pas tous systématiquement le conflits de lois comme un conflit de souverainetés.

Le cadre de l’Etat-Nation : une identification du conflit de lois à un conflit de souveraineté

Au cours du XIXème siècle, de nouvelles théories sont venues irriguer le droit public : la loi est censé être l’expression de la volonté générale souveraine et le droit ne peut être crée que par la loi. Un conflit de lois est donc équivalent à un conflit entre deux souverainetés. Ces deux volontés souveraines veulent régir un même rapport de droit : il faut donc déterminer la souveraineté compétente pour attribuer à telle ou telle souveraineté la possibilité de trancher le litige au fond. Avec ce raisonnement on retrouve, en filigrane, un conflit d’Etats souverains, ce qui revient à dire que le droit international privé est une branche du droit international public, idée encore défendue aujourd’hui par une partie de la doctrine.

Le Code Civil français accrédite d’ailleurs cette idée en utilisant la loi nationale pour déterminer la loi et la capacité des personnes à la place de la loi du domicile qui était jusqu’alors utilisée. Si l’on trouve déjà en germe les idées qui seront développées à partir de 1874 par P-S. MANCINI, il faut malgré tout relever que la jurisprudence du droit international privé de la première moitié du XIXème siècle est marquée par le territorialisme et réduit donc parallèlement le domaine du statut personnel.

La souveraineté visée étant la souveraineté territoriale.

Cette nouvelle conception du droit a donc réuni toutes les conditions pour que les conflits de lois soient analysés comme des conflits de souveraineté ce qui aboutit à une publicisation des conflits de lois alors qu’ils ont normalement pour enjeu des litiges purement privés. Ainsi que le dit A. PILLLET (« traité pratique de droit international privé », p. 18) le droit international privé « emprunte ses lois aux relations existantes entre les souverainetés, c’est-àdire au droit public international ». Cette vision a d’ailleurs été encore récemment défendue par P. DE VAREILLES-SOMMIERES (P. DE VAREILLES-SOMMIERES, « la compétence internationale de l’Etat en matière de droit privé », L.G.D.J., 1998).

L’objet de la réglementation ne préjuge pas du caractère public ou privé de la forme de la règle en cause. P. DE VAREILLESSOMMIERES relève d’ailleurs qu’en ce qui concerne les conflits de juridictions, les auteurs admettent les liens avec le droit public sans la moindre difficulté (D. HOLLEAUX, «compétence du juge étranger et reconnaissance des jugements », Dalloz 1970, n° 373, p. 338) et que la question n’est pas différente en ce qui concerne les conflits de lois.

Ces points ont été ébauchés par les auteurs hollandais du XVIIème siècle, mais ont été surtout développés par P-S. MANCINI, très marqué par la construction nationale de l’Italie, puis approfondis au cours du XXème siècle par une large fraction de la doctrine.

La pensée de P-S. MANCINI met en évidence ce qui a été sous-jacent tout au long de la création d’organisations politiques structurées depuis la période grecque : les lois des Etats sont faites pour régir leurs citoyens. Cela entraîne bien sûr, et c’est là l’objectif recherché, une extension considérable de la loi nationale : les citoyens d’un Etat doivent être, par principe, régis par la loi de l’Etat dont ils sont nationaux. Dans une certaine mesure, et presque paradoxalement, il est néanmoins possible d’écrire que cette doctrine présente un aspect universel, car elle prétend offrir une solution identique pour tous les conflits susceptibles de se poser.

On est, dans ce cadre, pas très éloigné des solutions proposées au XVIIème siècle par J. VOET avec cette différence que, alors que la doctrine des statutaires hollandais est basée sur une souveraineté territoriale, celle de P-S. MANCINI est personnelle. Mais alors comment s’assurer qu’un souverain étranger appliquera la loi nationale étrangère qui aura pour conséquence de soustraire des pans importants de la population se trouvant sur son territoire à l’application de sa loi, pour se trouver régie par une loi étrangère ? P-S. MANCINI ne le dit pas.

En cela l’aspect universaliste que l’on avait pu relever au sein de la doctrine développée par P-S. MANCINI se trouve considérablement limité en raison du flou de certains concepts exposés et de l’incertitude quant à l’application des solutions proposées.

L’école hollandaise du XVIIème siècle et les thèses développées par P-S. MANCINI se rapprochent sur un point : au travers des règles de compétences qu’elles édictent, qu’elles soient personnelles ou territoriales, elles permettent l’analyse des conflits de lois comme des règles de compétences de l’Etat. Cette théorie, qui se fera connaître sous le nom de théorie du Grenzrecht aura une influence très importante jusque vers 1950/1960.

En effet, A. PILLET, J. MAURY, E. BARTIN ou J-P. NIBOYET reprendront l’idée selon laquelle les conflits de lois sont des conflits de souverainetés et de compétences entre les différents ordres juridiques étatiques. De la fin du XIXème siècle au milieu du XXème siècle cette idée paraît absolument indiscutable et ce d’autant plus qu’elle est renforcée par la jurisprudence internationale de la Cour permanente de justice internationale (CPJI) qui, dans son arrêt « affaire du Groenland oriental », 1933, série A/B n° 53, p. 48, indique que « la législation est l’une des formes les plus frappantes de l’exercice du pouvoir souverain ».

Cette considération se retrouve d’ailleurs encore aujourd’hui chez de nombreux auteurs de droit international public : ainsi J. COMBACAU et S. SUR(Droit international public », Montchrestien, 8° éd., 2008), parlant des règles de conflits, mentionnent que « les problèmes qu’elles règlent intéressent les relations entre Etats, même si les intérêts des particuliers apparaissent au premier plan ». Ces deux auteurs ajoutent d’ailleurs un peu plus loin que refuser d’appliquer les lois d’un Etat compétent « équivaut, au stade de leur mise en œuvre, à l’anéantissement d’une compétence reconnue au stade de l’édiction, ce qui pourrait être vu comme une atteinte aux pouvoirs de l’Etat ».

Cette mise en place de nouveaux principes de droit public a donc abouti à une publicisation des conflits de lois, mais quelle a été l’évolution en ce qui concerne les conflits de juridictions ?

Il semble que cette transformation du droit public ait à la fois provoqué une analyse des conflits de juridictions en règle de compétences juridictionnelles, comme pour les conflits de lois, et, dans le même temps, ait renforcé la spécificité de cette branche du droit international privé par rapport aux conflits de lois.

Pendant longtemps en effet, certains auteurs considéraient que le conflit de juridiction n’était qu’une branche des conflits de lois : il en est ainsi, par exemple, du cours du Pr. GUTTERIDGE, « le conflit de lois de compétence judiciaire dans les actions personnelles », recueil des cours de l’académie de droit international de La Haye (RCADI), 1933, II, p. 111.

Pour pouvoir envisager la règle de conflits de juridictions comme une règle de compétence de l’Etat, il faudra changer le regard porté sur le conflit de juridiction et cesser de les envisager comme des questions de procédure civile ainsi que certains auteurs ont pu le faire.

Il en est ainsi, par exemple, du Pr. AUDINET dans ses « principes élémentaires de droit international privé », 1894 ou du Comte de VAREILLES-SOMMIERES dans « la synthèse du droit international privé », n° 607, 1899. Pour arriver à cette conclusion, il faut soit assimiler jugement et loi : c’est ce que proposera L. VON BAR, soit considérer que lois et jugement sont deux manifestations, juridictionnelles ou législatives, de la souveraineté de l’Etat.

Le système mis en place par L. VON BAR privilégie l’ idée qu’un jugement est une « loi particulière » ce qui implique que les règles de droit international privé concernant la compétence juridictionnelle peuvent être considérées de la même manière que celles déterminant les compétences normatives entre Etats. Il indique d’ailleurs dans son traité : «Bien qu’en stricte logique et en accord avec les principes du droit et avec les faits, la sentence d’un juge ne créé ni ne détruit les droits subjectifs, elle a néanmoins pratiquement cet effet en raison de la possibilité d’erreurs. Son effet est celui d’une lex specialis sur l’affaire qu’il résout, même si ce n’est pas son objet.

La question de savoir si la lex specialis de tel ou tel Etat est applicable à une affaire particulière, doit dépendre de la réponse qu’on apporte à la question de savoir quelle lex generalis est généralement compétente pour le rapport de droit litigieux. Ce sont les tribunaux de l’Etat à la loi duquel le rapport de droit en question est soumis qui doivent donc régler ce rapport de droit », L. VON BAR, « Das internationale Privat- und Strafrecht », Hanovre, 1862.

Il pose le problème sous le même angle que celui utilisé pour les conflits de lois : il s’agit de déterminer le champ de compétence de l’Etat pour édicter des normes. Cela va d’ailleurs dans l’esprit de L. VON BAR jusqu’à impliquer que les actes juridictionnels d’un Etat doivent avoir les mêmes effets à l’étranger que les lois de l’Etat en question. Le parallélisme est ici intégral avec les conflits de lois. Les conflits de juridictions, comme les conflits de lois, permettent donc de déterminer l’Etat compétent pour faire valoir sa norme, que celle-ci soit générale (cas des conflits de lois) ou spéciale (cas des conflits de juridictions).

E. BARTIN proposera une autre analyse qui aura également pour conséquence d’attribuer la même valeur aux conflits de lois et aux conflits de juridictions avec une base de raisonnement cependant différente puisqu’il s’agit de considérer lois ou jugements comme deux manifestations de la souveraineté de l’Etat. Selon E. BARTIN, le droit international privé a pour objet « de délimiter, en fixant les justes limites de chacune d’elles, les différentes souverainetés dans leur double fonction législative et juridictionnelle de droit privé ». D’ailleurs en ce qui concerne les conflits de juridictions, il écrit « c’est aussi bien que le problème des conflits de
lois un problème de souveraineté, un problème de souveraineté dans l’ordre des relations civiles.

La question est de savoir, non plus quel est le domaine du pouvoir législatif d’un Etat donné, par opposition au pouvoir législatif des autres, mais quel est le domaine du pouvoir juridictionnel par opposition au pouvoir juridictionnel des autres ». Conflits de juridictions et conflits de lois sont des règles dont l’objectif est de fixer la répartition des compétences entre les différents Etats. Cependant il convient de noter une distinction avec les idées développées par L. VON BAR : pour E. BARTIN, le législatif et le juridictionnel, s’ils sont bien deux modes d’expression d’une souveraineté, ne se réduisent pas l’un à l’autre et c’est d’ailleurs pour cela, selon lui, qu’une distinction doit exister entre conflits de lois et conflits de juridictions.

Les idées développées par E. BARTIN sont présentes chez d’autres auteurs publicistes : ainsi de A. PILLET ou de J-P. NIBOYET qui, tous deux, envisagent le problème de l’étendue des compétences
juridictionnelles sous l’angle de la compétence de l’Etat.

Les écoles refusant la théorie publiciste des conflits de lois

En marge de cette théorie publiciste, il convient de mentionner deux courants qui se démarqueront de cette vision des conflits de lois.

Sans s’en réclamer la première école revendique une solution des conflits de lois basée sur la territorialité de la souveraineté. Il s’agit de l’école anglo-saxonne portée, pour l’essentiel, par J. STORY.

Cette école est particulièrement intéressante car, ainsi que le relève M. GUTZWILLER : « toute autre était la situation en Amérique du Nord. Les Etats de l’Amérique avait chacun leur système particulier de droit, se trouvaient donc en face de quantités de problèmes précisément semblables à ceux que les lois locales des villes d’Italie et des Provinces de France avaient fournies aux jurisconsultes italiens et français du XVIIème et du XVIIIème siècles » (M. GUTZWILLER, « le développement historique du droit international privé », RCADI t. IV, 1929, p. 339).

Ainsi que cela sera développé une parenté existe entre les systèmes fédéraux et l’organisation des Etats d’Ancien Régime. Mais ce qui frappe surtout c’est qu’avant l’œuvre de J. STORY aucun grand ouvrage n’a été produit en droit de Common law concernant les conflits de lois, ainsi que le relève d’ailleurs fort justement F. HARRISSON. Cette théorie de J. STORY a d’ailleurs influencé de nombreux auteurs continentaux : L. VON BAR et F-C. von SAVIGNY notamment.

Les idées développées par J. STORY se rapprochent pour le reste énormément de celles des statutaires hollandais du XVIIème siècle en considérant que les lois d’un pays ne peuvent avoir de pouvoir en dehors des limites territoriales de l’Etat. Cela explique d’ailleurs que le domicile soit le centre de toutes les relations de droit civil dans les pays de Common Law.

Cette parenté avec les statutaires hollandais se retrouve également dans la conception qu’a J. STORY de l’ordre public : cela devient un point central qui met en relief toutes les considérations morales, politiques et économiques particulières à chaque Etat. Cette vision du droit international privé et de l’ordre public insiste sur la spécificité de chaque système juridique et des valeurs qu’il comporte. Plus cette exception d’ordre public est facilement admise par une théorie, plus celle-ci insiste sur le particularisme des systèmes juridiques nationaux.

Il faut enfin mentionner une théorie qui se dégage totalement de cette vision particulariste du droit international privé pour mettre l’accent sur l’idée de communauté de droit : celle de FC. VON SAVIGNY. Il a en effet construit toute son analyse autour de l’idée de communauté de droit ; un parallèle intéressant pourrait d’ailleurs à cette occasion être tracé avec les idées qui ont été développées par L. MITTEIS à propos de la Grèce antique. Selon F-C. von SAVIGNY, cette communauté de droit est basée sur la tradition romaine et la religion chrétienne. Il convient donc d’élaborer au sein de cette communauté de droit des règles de conflits, des solutions communes aux conflits de lois en raison des valeurs approchantes qui unissent ces différents
Etats.

Il faut donc, lorsqu’un conflit entre deux lois se présente, rechercher le siège du rapport de droit, le localiser pour utiliser la théorie savignienne. Même si les solutions apportées au litige peuvent bien sûr être très différentes, cette idée de communauté empêche de considérer les conflits de lois comme un conflit de souverainetés : le conflit est ici envisagé comme un conflit entre personnes privées pour lesquelles il convient de dégager la solution la plus adaptée.

La question de la puissance publique n’entre pas en ligne de compte dans la doctrine savignienne. Ce qui retient l’attention, c’est la parenté entre les différents systèmes juridiques européens et c’est, en cela, que ce système a une conception universaliste et met de côté l’existence des Etats qui n’est au final ramené qu’au rang de fait pour expliquer une éventuelle différence normative.

Il est intéressant de constater les liens existants entre la création d’un Etat-Nation unitaire et l’émergence de la théorie publiciste des conflits de lois. C’est sans doute un des meilleurs exemples de l’interpénétration des règles de droit public et de droit privé ainsi que de leur influence réciproque. En ce sens on peut véritablement parler de systèmes de droits. Cette période constitue une des meilleures illustrations de l’influence que l’organisation du pouvoir et la structure de l’Etat peuvent avoir sur la manière dont sont envisagés les conflits de lois et dont est conçue la notion de souveraineté.

L’étude des différents modes d’organisation étatique permettra d’affiner cette analyse et permettra d’essayer d’établir une typologie basée sur le lien pouvant être tracé entre conflits de lois, élaboration des règles de conflit et structure de l’Etat.

Mon prochain post, ce sera : “La conception du pluralisme juridique et de la souveraineté dans les Etats fédéraux : aspects théoriques”.

A bientôt,

Nicolas Caré

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