L’avènement de l’Etat-Nation et la disparition temporaire de la notion de conflits de lois internes : les XIXème et XXème siècles

Au cours du XIXème siècle de très nombreux changements interviennent dans la conception du droit international privé. Ces changements sont liés à la nouvelle vision de l’Etat et du lien qui est fait entre celui-ci et la Nation depuis la Révolution française. Cela s’est traduit par une remise en cause radicale du pluralisme juridique et par une appréhension totalement nouvelle du droit, centrée sur le rôle cardinal de la loi.

Cela explique l’entreprise de codification du droit mais en allant cette fois-ci beaucoup plus loin que lors de la réformation des coutumes sous l’Ancien Régime : l’objectif est alors de refonder entièrement le droit. Cette conception neuve du droit, de la base de sa souveraineté, changera l’approche du droit international privé : au cours du XIXème siècle les conflits de lois sont exclusivement liés au droit international.

Cela n’était pas le cas auparavant puisque l’on considérait que des conflits de lois pouvaient exister au sein d’un même Royaume où plusieurs souverainetés pouvaient coexister. Les nombreuses écoles du droit international privé qui ont marqué cette période démontre ce point de manière éclatante.

Il convient donc de se pencher avant tout sur le nouveau droit mis en place par l’EtatNation. Ce droit se caractérise par un idéal d’unité et de souveraineté de la Nation. Cela a entraîné l’émergence de nouveaux grands principes en droit public qui sont essentiellement ceux d’égalité et d’indivisibilité.

Il faudra ensuite s’intéresser à l’influence de ces changements sur la conception du droit international privé, particulièrement sur ce qui a été nommé la conception publiciste des conflits de lois.

Le nouveau droit issu de l’Etat-Nation

La création de l’Etat-Nation a amené une approche totalement différente du droit. La Révolution Française a entraîné dans son sillage une critique du pluralisme juridique et mis en avant un idéal d’unité de la Nation dont doit émaner toute souveraineté. De cette vision renouvelée, certains grands principes ont émergé et ont pris une place absolument essentielle au sein de notre droit : l’égalité et l’indivisibilité qui sont  articulièrement présents au sein des Etats unitaires, et singulièrement dans le système juridique français.

Idéal d’unité nationale et consécration de la Nation comme fondement de toute souveraineté.

Cet idéal d’unité s’est traduit par une critique rigoureuse du pluralisme juridique afin de mettre en avant la Nation, base du droit et de toute souveraineté.

La critique du pluralisme juridique traditionnel

Ce rejet du pluralisme juridique existant avant la Révolution a été fondé sur deux arguments. Une première raison de principe est celle du rejet des privilèges. Il ne faut cependant pas comprendre le terme comme nous le faisons aujourd’hui, mais dans son sens originel qui est celui de loi privée. Une évolution se fait d’ailleurs jour au cours du XVIIIème siècle : le terme ne désigne plus alors seulement des statuts particuliers mais une différenciation indue derrière laquelle se cacherait des avantages injustifiés.

Un lien est donc supposé entre pluralisme juridique et avantages indus. Cette critique remet en cause le pluralisme coutumier de l’Ancien Régime et fondera l’importance qui sera alors accordée au principe d’égalité.

A cet argument, s’ajoute celui certainement plus important de la rationalité juridique. Il n’est pas cohérent, selon de nombreux juristes de l’époque, que des règles différentes s’appliquent en même temps au sein d’un même Etat. Unité, Etat et Nation vont déjà ensemble pour les penseurs de cet époque, cela se retrouve d’ailleurs dans ce trait de plume dont Voltaire était coutumier : « en France, en voyageant, on change de lois plus souvent que de chevaux ».

Le plus surprenant étant que les propos, pour ironiques qu’ils soient, n’en sont pas moins exacts, ce qui est susceptible de poser de très nombreuses difficultés au sein d’un Etat moderne singulièrement pour la promotion d’échanges, notamment économiques. Comment faire si, par exemple, l’âge de la majorité ou les conditions de validité d’un contrat diffèrent d’une province à l’autre ?

Outre les difficultés purement pratiques, cela constitue surtout un frein au développement des échanges entre provinces malgré les efforts faits dans ce domaine par les différents Rois de France, notamment à compter du XVIIème siècle. Les physiocrates insisteront beaucoup sur ce point et souhaiteront la création d’un grand marché national homogène pour permettre un développement des affaires.

Le nouvel Etat : Nation souveraine et uniformité

Une rupture s’effectue aussi avec la Révolution quant à la conception territoriale du droit. La France de l’Ancien Régime était une patrie, c’est-à-dire le pays des pères et reposait donc sur un fondement historique : comme dans les sociétés traditionnelles, l’aspect lignager, l’appartenance à la terre, domine.

A la suite de la Révolution Française, la Raison remplace l’histoire et ce sont les droits de la Nation qui se voient proclamés. SIEYES le formulera de manière affirmée dans son opuscule « qu’est-ce que le Tiers-Etat ? » en écrivant qu’il fallait que la France devienne « un seul tout, soumis dans toutes ses parties à une législation et à une administration commune » (« Discours sur l’organisation du pouvoir législatif et la sanction royale », Orateurs de la Révolution Française in F. LEMAIRE, « le principe d’indivisibilité de la République », PUR, 2010, p. 99). A la suite de ce mouvement politique s’affirme l’idée que la souveraineté appartient à la communauté nationale dans son ensemble.

De cette conception de la souveraineté nationale naîtra un autre principe : l’uniformité du droit. Cela s’est ressenti tant au niveau de l’organisation administrative que du droit privé.

Concernant l’organisation administrative tout d’abord, l’article 10 du décret des 5-11 août 1789 abolit tous les privilèges territoriaux et substitue aux anciennes distinctions juridiques territoriales un droit unique. A la place de ces anciennes divisions territoriales sera institué une circonscription administrative qui a survécu jusqu’à nous : le département. Le premier projet, issu des idées de THOURET, allait même très loin dans l’uniformisation du territoire puisqu’il suggérait de découper la France en carrés de 18 lieues de côté en prenant Paris comme centre et en s’étendant ainsi de la capitale autant de fois que cela est possible.

D’ailleurs le projet finalement retenu se base sur la géographie pour que les départements soient des territoires dépourvus de passé : même leur nom est basé sur celui des fleuves. Cette division et cette
uniformité du droit favorise aussi grandement l’unification du marché économique tant souhaité par les Physiocrates.

A cette réorganisation administrative du territoire s’ajoute une refonte complète du droit privé : les particularismes tant personnels que coutumiers doivent disparaître. Le même droit doit être appliqué par les juges de façon entièrement uniforme. Pour parvenir à cet objectif, la loi du 5 juillet 1790 affirme la nécessité de recourir à une сodification du droit.

Cette affirmation sera reprise par le titre I de la Constitution de 1791. Même s’il faudra attendre 13 années pour que le Code Civil soit promulgué par Napoléon, l’importance de cette entreprise est уvidente : elle constitue l’achèvement du processus de rationalisation et d’unification juridique.

De cette conception totalement différente du droit et du bouleversement qu’elle a provoqué, certains grands principes du droit public ont émergé.

Les nouveaux grands principes du droit public : égalité et indivisibilité

Du droit révolutionnaire et de sa notion de la souveraineté basée sur la Nation est issue l’idée qu’une stricte égalité doit exister entre tous les citoyens constituant cette même Nation.

Le principe d’égalité entre les citoyens constituera donc un élément, fondamental, du droit français moderne et semble impliquer une nouvelle partition. La souveraineté ne peut venir que de la Nation et c’est en partie l’idée déjà existante pendant la période grecque antique : un droit est amené à régir une population. De cela découle logiquement un autre principe fondamental : l’indivisibilité. Ainsi que le note Louis FAVOREU « la revendication de l’indivisibilité ou de l’unité, c’est d’abord la revendication de l’égalité » (in « Les bases constitutionnelles de la décentralisation » in J. MOREAU et M. VERPEAUX, Révolution et décentralisation, Economica, 1992, p. 7 cité par F. LEMAIRE, op. cité, p. 99 note 75).

Le principe d’égalité

De l’uniformité voulue par la Révolution découle l’égalité. S. CAPORAL (in S. CAPORAL, « l’affirmation du principe d’égalité dans le droit public de la Révolution française (1789-1799) », Paris, Economica, 1995), distingue deux périodes : l’égalité en droit puis l’égalité par le droit. Au cours du XIXème siècle, c’est surtout l’égalité en droit, qui est mise en avant.

L’égalité est un idéal que doit viser le législateur : le principe d’égalité est mentionné dans de très nombreux textes occupant une place élevée dans la hiérarchie des normes comme, par exemple, les articles 6 et 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ou les premières lignes de la Constitution de 1791. Mais ce qui marque surtout cette période, c’est que l’égalité se décline comme une exigence de non-discrimination juridique entre citoyens, ce qui est une rupture avec les multiples droits s’appliquant aux différentes couches sociales et aux différentes provinces de la société d’Ancien Régime.

Cependant le droit révolutionnaire laissera malgré tout subsister quelques situations inégalitaires.

La seconde période marque une sorte d’accélération, voire d’approfondissement de ce principe par rapport à la première. Il ne s’agit plus d’appliquer un principe de nondiscrimination en droit mais d’assigner au droit un objectif qui est de parvenir à l’égalité des citoyens. Le droit se voit ainsi confié un objectif social qui est d’effacer les différences de fait entre les citoyens. Cependant, comme le remarque S. CAPORAL, cette volonté d’arriver à l’égalité des citoyens par le droit n’a fait l’objet d’aucun texte normatif et ne se retrouve dans aucun d’entre eux. On constatera malgré tout que cela influence aujourd’hui de manière de plus en plus certaine notre droit positif.

Egalité des hommes, l’égalité conçu par la République se veut aussi celle des territoires. C’est la raison pour laquelle la prédominance de ce principe, son aspect transcendental au sein de notre droit, systématiquement en filigrane de tout texte, ne pouvait aboutir qu’à une organisation administrative rigoureusement unitaire. C’est d’ailleurs une loi qui indique quelles sont les structures administratives pouvant exister et qui fixe leurs pouvoirs, compétences et moyens à l’inverse de ce qui se passe dans un Etat fédéral où c’est l’Etat fédéré qui s’organise lui-même. Les compétences dans ce cadre unitaire sont seulement dévolues.

Ce mode d’organisation est cependant contesté depuis quelques temps, même si cela apparaît extrêmement timide, y compris par rapport aux autres Etats unitaires. La décision de 1995 du Conseil Constitutionnel relative à la loi sur l’aménagement du territoire (94-358 DC) marque clairement cette tendance. Le Conseil admet en effet à cette occasion que le principe d’égalité peut être adapté à la diversité des territoires, pourvu que les mesures « inégalitaires » prévues pour aider des territoires spécifiques aient un but d’intérêt général.

Cette évolution du principe d’égalité, même si elle n’est pas une révolution dans la mesure où nous sommes très loin d’être revenus à la situation de pluralisme qui prévalait sous l’Ancien Régime, conduit tout de même à une interprétation un peu pluraliste du principe d’égalité, très différente de l’idéal existant au début de la République.

Cette évolution conduit à modifier notre organisation administrative et notre perception du pluralisme : cela explique sans nul doute la récente réforme constitutionnelle de 2003 qui introduit de nombreuses adaptations à ce principe. Corollaire du principe d’égalité, fonctionnant de pair avec lui, leprincipe d’indivisibilité revêt lui aussi une importance toute particulière.

Le principe d’indivisibilité

Le principe initial qui a été appliqué aux collectivités fut celui de l’indivisibilité. De ce principe, le juge constitutionnel a déduit lors de sa décision sur les lois de décentralisation de 1982 (137 DC, 138 DC, 25 février 1982, « lois de décentralisation ») que ce principe implique la prééminence de l’Etat sur les collectivités territoriales : elles ne peuvent disposer d’un pouvoir normatif initial, celui-ci ne peut être que le monopole du Parlement et il ne fait que conférer aux collectivités certaines attributions. Toute idée de conflits de lois paraît alors impossible : il n’y a qu’un intérêt général unique que l’Etat a la charge de faire prévaloir, celui de la Nation.

La structure reste bel et bien indivisible. La notion de libre administration des collectivités introduite en 1946, reprise par la Constitution de 1958 (article 72) ne doit pas induire en erreur : les collectivités ne sauraient en aucun cas posséder un pouvoir normatif initial, ce que seule une structure fédérale ou éventuellement régionale permet. La possibilité de recourir à des expérimentations prévues par la révision constitutionnelle de 2003 ne doit pas trop faire illusion : cette possibilité et sa mise en œuvre reste très encadrée par le législateur.

La décentralisation telle qu’envisagée dans le cadre de l’Etat unitaire à la française est forcément de nature strictement administrative : les compétences fondamentales restent dans le giron de l’Etat et la décentralisation ne fait jamais l’économie d’un contrôle plus ou moins poussé exercé par le pouvoir central. Maximal sous l’Empire, celui-ci restera très important par la suite : ce n’est véritablement qu’en 1982 que l’on basculera dans une forme d’Etat décentralisé.

Des raisons politiques, datant de la Révolution française, expliquent en grande partie que la France ait conservé pendant si longtemps une structure unitaire à ce point affirmée. En effet, dès l’abolition de la Monarchie, de nombreux députés ont craint la transformation du territoire en une République fédérale. Ainsi que le note F.

LEMAIRE : « tué dans l’œuf comme on tue un monstre à naître, le fédéralisme a toujours constitué la hantise de la France ».

Il rapporte d’ailleurs à l’appui de cela les propos de Robespierre prononcé lors d’une séance du 25 septembre 1792 dans laquelle il s’exprime contre les girondins suspectés de vouloir diviser la République : « nous avions soupçonné qu’on voulait faire de la République Française un amas de républiques fédératives qui serait sans cesse la proie des fureurs civiles ou de la rage des ennemis » (in F. LEMAIRE, « le principe d’indivisibilité de la République », PUR, 2010, p. 88 et 89). Il est vrai que cette idée de constitution d’une République fédérale a été reprise par plusieurs conventionnels qui s’en sont déclarés partisans.

Mais une tendance émerge alors dans le discours politique et juridique français qui tend à assimiler fédération et sécession. Les particularismes ne peuvent dès lors être tolérés : R. DEBBASCH note dans un article paru à la Revue française de droit constitutionnel : « Le message révolutionnaire et républicain est donc clair. […] L’Etat unitaire implique une seule volonté politique, matérialisé par un ordonnancement constitutionnel unique et une organisation territoriale uniforme » (R. DEBBASCH, « l’indivisibilité de la République et l’existence de statuts particuliers en France », RFDC, 1997, 30, p. 359-376).

Ce n’est d’ailleurs que la traduction d’une doctrine juridique constante puisque le doyen VEDEL indiquait « le terme indivisible exclut tout fédéralisme à l’intérieur de la République » et que L. DUGUIT a écrit : « il résulte (…) de l’indivisibilité de la souveraineté et de la République qu’aucune collectivité ne peut être investi d’une quelconque quote-part de la souveraineté » (in F. LEMAIRE, « le principe d’indivisibilité de la République », PUR, 2010, p. 94).

D’ailleurs on peut dire que si avant 1982 de nombreuses tentatives ont eu lieu pour concilier unité et décentralisation, la première s’est toujours vu reconnaître une valeur supérieure à la seconde. Il est vrai que quelques inflexions ont eu lieu à partir des années 1990.

Il faut cependant réserver un cas spécifique, celui des collectivités d’outre-mer prévu par la Constitution et des anciennes colonies : malgré le caractère unitaire et indivisible de la République, des portions du territoire sont régis par un droit spécifique et l’ont été, y compris au plus fort de la proclamation du caractère indivisible de l’organisation administrative française. T. MICHALON (in T. MICHALON, « la République française, une fédération qui s’ignore ? », RDP, 3, 1982, p. 649-662) a d’ailleurs évoqué ce point, même si cela a été de manière un peu provocante.

Les statuts spécifiques accordés aux collectivités d’outre-mer, et particulièrement à la Nouvelle-Calédonie, en témoignent très clairement et, si le droit français veut refuser par principe toute existence aux droits et aux peuples autochtones, tel est loin d’être le cas en pratique. I. LAMEIRE relève d’ailleurs : « la France a toujours été le pays unitaire par excellence, dont l’unité fut complète en théorie, alors que la pratique était absolument anarchique » (in « la Constitution centrifuge », Mél. R. CARRE DE MALBERG, Sirey 1933, p. 324) et, si elle s’exprimait à propos de l’Ancien Régime, il faut constater que, même après la proclamation de la République, ces propos n’ont pas totalement perdus de leur pertinence.

L’article 75 de la Constitution (« Les citoyens de la République qui n’ont pas le statut civil de droit commun, seul visé à l’art 34, conservent leur statut personnel tant qu’ils n’y ont pas renoncé ») permet ainsi aux citoyens de certains territoires de conserver leur statut personnel et de déroger ainsi au droit civil commun : ainsi qu’on le verra la polygamie a été admise jusqu’en 2001 à Mayotte.

Cette acceptation d’un certain pluralisme juridique, même si cela reste marginal et se situe dans des territoires bien spécifiques, va de pair avec une organisation administrative très différente de celle existant dans le reste de la République : ainsi les trois monarques de Wallis et Futuna sont membres du conseil territorial administrant ce territoire qui est chargé d’assister le Préfet et sont même, à ce titre, rémunérés par l’Etat. Il faut tout de même relever que le statut de ces territoires, les pouvoirs des différentes autorités sont fixés par une loi et non par la Constitution.

Il est intéressant d’observer en parallèle de cette évolution de l’Etat-Nation celle de la conception des conflits de lois. Dans un cadre aussi unitaire que celui consacré par ce type  d’Etat, les conflits de lois devraient n’être appréhendés que comme des conflits de souverainetés et donc n’être concevables que dans l’ordre international. Il faut donc se pencher sur cet aspect pour vérifier si cela a été la traduction qu’en a donné la doctrine du droit international privé des XIXème et XXème siècles.

Mon prochain post, ce sera : “Les doctrines juridiques relatives aux conflits de lois au cours des XIXème et XXème siècles”.

A bientôt,

Nicolas Caré

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