Le role structurant de la Nation

Le role structurant de la Nation

Les raisons d’un regroupement en Nation peuvent être singulièrement nombreuses et toutes expliquer l’unité fondamentale entre tous les individus qu’elle suppose. Deux points semblent cependant devoir être plus particulièrement développés :

− La nécessité de créer un réseau de solidarité qui, au besoin, transcendera les réseaux de solidarité préexistants. Cela constitue une des bases de la souveraineté sur laquelle la Nation est assise.

− Une organisation plus rationnelle du pouvoir politique qui implique une unité des citoyens de la Nation et fonde également la souveraineté

La création d’un nouvel espace de solidarité

Il s’agit certainement de la motivation essentielle du regroupement de plusieurs groupes sous une même Nation : la mise en place d’un espace de solidarité élargi. L’histoire de la construction nationale française le montre à l’envi.

Du Vème au XVIIIème siècle le cadre de la solidarité n’a cessé de s’élargir : des petits fiefs du haut Moyen-âge on passe vite, dès le XVIème – XVIIème siècle, à la Province. Le Roi n’aura de cesse d’élargir à l’ensemble de son Royaume son pouvoir normatif exclusif : il le rappelle d’ailleurs très clairement au XVIIème siècle lors de la promulgation de l’Edit de Saint-Germain lorsqu’il affirme que le soin de rendre justice sur l’ensemble de son royaume est réservé à sa personne seule.

Cet édit de 1641 interdit également aux magistrats de connaître des affaires concernant l’Etat et l’administration puisque « les cours n’ont été établies que pour rendre la justice à nos sujets » : les sujets se trouvent ici placés dans une relation binaire et exclusive par rapport au souverain.

Ce qui doit surtout retenir l’attention, c’est qu’à la différence de ce qui s’est passé dans les Etats pluralistes, et notamment les Etats qui sont devenus des Etats fédéraux, ce nouveau réseau de solidarité a cherché à supplanter les autres systèmes de solidarité. En un sens, la royauté, par son désir d’unité du droit, qui constitue une des bases de sa souveraineté, a parfaitement préparé le principe d’égalité des citoyens de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Si le cadre national est le cadre unique, alors les différences entre citoyens s’effacent et ils peuvent devenir interchangeables : c’est d’ailleurs ce que note A. ROUX dans l’ouvrage de L. FAVOREU (L. Favoreu (dir.), « droit constitutionnel », Précis Dalloz, 2004, § 718 et s). Egalité, indivisibilité et interchangeabilité des citoyens, selon l’expression de Jean BOULOUIS, vont de pair dans le cadre d’une construction nationale. Il ne subsiste dès lors qu’une summa divisio opposant nationaux et étrangers qui résume à elle seule toute la base de la souveraineté et explique son aspect unitaire et surtout unique. On retrouve là un peu de l’exclusivisme qui existait lors de la période antique, ce qui permet d’insister sur l’importance du lien de solidarité ainsi créé entre les différents membres de la Nation.

n outre, cela signifie également que l’individu se ramène à cet aspect binaire opposant nationaux et étrangers et cela permet de mettre en relief le fait qu’il ne tire de droits que de l’Etat qui est l’émanation de la Nation. C’est sans doute là que se trouve la marque de souveraineté la plus forte pour l’Etat-Nation : il est le seul à pouvoir conférer des droits à l’individu (on pense ici surtout au cadre interne et l’on ne perdra, bien sûr, pas de vue le rôle très important joué, surtout depuis les années 1950 par les traités internationaux de protection des droits de l’homme : CEDH, CIADH, …).

Ainsi si le Roi devait reconnaître initialement les usages locaux, dont les individus, comme dans les systèmes fédéraux, pouvaient tirer des droits, il va par la suite fixer ces droits en rédigeant les coutumes et donc se les approprier en se reconnaissant le droit de changer les mauvaises coutumes et en devenant donc l’unique autorité normative et de sanction. Le droit des provinces, s’il reste dès lors un droit local, est reconnu, constaté et sanctionné par une autorité qui, elle, n’est plus locale et qui est la seule, pour l’ensemble du territoire français, à avoir la charge de rendre la justice.

L’approbation des coutumes et leur éventuelle réformation n’empêchent pas le pluralisme juridique mais les conflits qui peuvent survenir entre elles, ne sont plus alors des conflits de souverainetés puisque c’est une autorité unique, se basant sur une notion transcendante, la Nation, qui a la charge de ce droit et qu’il est toujours possible pour cette autorité d’intervenir pour faire appliquer ce qui sera considéré comme la solution unique à apporter à un conflit.

Un pouvoir organisé autour de la Nation

EIl est intéressant de constater qu’au départ, le pouvoir était incarné personnellement par le Souverain avant de s’exprimer par la suite au nom du groupe. Du Roi de France on passe, lors de la Restauration, au Roi des français. Un glissement juridique se fait entre un rapport de possession à la terre et à ce qui s’y trouve, d’autorité avec le sujet à un rapport où le sujet devenu citoyen se trouve placé au centre du système et dans lequel la Nation nomme directement la personne chargée de la représenter.

Au départ, le pouvoir ne s’est pas conçu selon les rapports du droit public mais selon ceux de la propriété, comme dans nombre de tribus où les hommes sont censés être sortis de la terre.

Le pouvoir ne pouvait donc être que personnel : la chose publique, la République n’existait pas ou n’était pas conçue comme telle. Les détenteurs du pouvoir ne devaient que veiller à l’intérêt de leur possession. Le centre du système n’est pas le sujet qui est attaché à la terre sur laquelle il se trouve, mais bien la terre elle-même et la possession dont elle fait l’objet. Sans être réifié, l’individu, dans un tel système, est lié à « sa » terre : c’est la raison du maintien de bon nombre de coutumes et usages qui l’attachent à son espace social, à sa terre.

Dans un tel système, toute construction nationale, tout droit national est évidemment impossible (cela ferait perdre un caractère quasi patrimonial à certaines provinces) : c’est l’obstacle sur lequel butera sans cesse la monarchie française.

Le rapport de propriété vis à vis des pays empêche en effet la conception d’un sujet en général. C’est en cela que la Révolution est une libération véritable : non par les libertés qu’elle consacre (qui, si on y regarde bien, existaient déjà en grande partie sous l’Ancien Régime) mais parce qu’elle change les rapports à l’autorité et ce, de manière définitive : même lors de la Restauration, le roi ne se proclamera plus roi de France (ce qui marque un lien de propriété à la terre) mais roi des Français.

La territorialité est ici chassée, ce n’est plus le territoire qui compte mais la nationalité des habitants : cela permet dès lors une véritable unification nationale.

De ce fait, c’est le sujet ou le citoyen qui se trouve placé au cœur du système, c’est le triomphe de la citoyenneté sur la territorialité qui permet la naissance d’une chose publique commune à tous ses citoyens. Il est d’ailleurs intéressant de constater à cet égard que Napoléon s’est fait nommer consul (référence très nette à Rome et à sa République) avant de devenir empereur mais empereur des Français (et non de France). Le Droit a donc pu prendre en compte, maintenant qu’ils étaient hors de tout rapport patrimonial, tous les citoyens sans distinction et être alors vraiment unifié.

Dans cette nouvelle organisation du pouvoir la souveraineté repose exclusivement sur une base nationale et fonde le pouvoir politique. C’est ce qui est posé de manière explicite par les articles 3 de la Constitution française et de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Le pluralisme juridique ne peut subsister car cela signifierait que des groupes concurrents à la Nation, seule souveraine, continueraient à exister avec, éventuellement, une souveraineté propre et des normes propres.

Toute souveraineté étant issue de la Nation dans la nouvelle organisation politique qui se met en place au cours de cette période qui s’étend globalement du XIIIème au XVIIIème siècle, le pluralisme juridique est évidemment de moins en moins envisageable et explique cette réduction des particularismes juridiques qui est une constante pendant ces cinq siècles.

A l’issue de cette phase on a l’impression que l’individu, le citoyen ne connaît plus qu’un seul cadre, le cadre national. C’est ce qu’a voulu consacrer la Révolution Française et qui explique l’interprétation extensive du principe d’égalité, ainsi que l’importance qui lui sera conférée.

Cela sera le fait tant des différentes constitutions que de la jurisprudence. Cela permet notamment d’expliquer le fondement du rejet de tout particularisme juridique en droit public français.

Le lien entre Nation et réduction du pluralisme juridique est donc clairement mis en évidence. Les conflits de lois existant au début de cette période, s’ils ne furent pas entièrement éliminés au moment de la Révolution, ont néanmoins été placés sous un contrôle plus ou moins direct du Roi de telle sorte que, sans qu’ils se ramènent à de purs conflits de compétences, la solution proposée a toujours été approuvée par le souverain qui a des moyens à sa disposition pour faire céder la résistance que les Parlements sont susceptibles de lui opposer.

Il en est d’ailleurs de même de toutes les normes du Royaume par le biais de la réduction et de la réformation des coutumes. Le processus de création nationale, tel qu’il a été conçu en France, est donc allé de pair avec une forte réduction du pluralisme juridique et une disparition des conflits de lois « internes » après la Révolution. La Nation a servi de base à l’édification d’un Etat unitaire centralisé et a impliqué d’autres rapports avec les citoyens, notamment une appréciation extrêmement extensive du principe d’égalité. Enfin, ce nouveau cadre de solidarité est unique et ne tolère pas la concurrence des autres groupes, surtout de ceux contre lesquels il s’est construit. De cela on a déduit une opposition entre Nation et pluralisme juridique.

Tous ces éléments ont donc conduit à une uniformité normative quasi absolue dont a été porteuse la Révolution. Cette situation évoluera cependant et connaîtra des inflexions au cours des XIXème et XXème siècles.

Mon prochain post, ce sera : “L’avènement de l’Etat-Nation et la disparition (temporaire) de la notion de conflits de lois internes : le XIXème et le XXème siècles”.

A bientôt,

Nicolas Caré

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