Les conflits de lois au cours du premier Moyen Âge : entre personnalite et territorialite

Au cours de cette période rien ne transcende le groupe ethnique ou territorial de base : il n’y a pas encore de conscience nationale ou d’idée d’appartenance à un groupe plus large mis à part, peut-être, sur un plan religieux. Conséquence de cela, chaque groupe n’accepte que l’application de ses propres lois. Cela semble exclure tout conflit de lois comme dans les premiers temps des Cites-Etats grecques.

A partir du Vème siècle, et de ce qu’il est convenu d’appeler les « grandes invasions », une multitude de peuples organisés en royaumes indépendants viennent s’installer sur le territoire de l’ancien Empire romain. Contrairement à ce que le terme de « grandes invasions » peut donner à penser, cette installation a été faite de façon plutôt pacifique et sous un régime juridique extrêmement précis, celui de l’hospitalitas, qui aboutissait à un partage des terres entre gallo-romains et barbares.

Cet apport de nouvelles populations dans l’espace de l’ancien Empire romain va conduire, par voie de conséquence, à la multiplication des droits applicables : se pose alors la question de savoir comment se résoudront les rapports entre le régime juridique auquel était soumis les gallo-romains et celui qui s’appliquait aux nouveaux venus.

Pendant les premiers siècles, c’est un système de personnalité des lois qui sera mis en place pour régir les rapports entre les différents groupes implantés sur un même territoire ; le droit a alors une base essentiellement ethnique. Mais bien vite ce système est remis en cause et laisse la place à un système basé sur la territorialité à partir du IXème siècle. Cependant là encore ce système juridique basé sur l’attache territoriale sera contesté. Cela sera le prélude à un renouveau du droit romain et surtout à la construction d’un pouvoir royal souverain sur l’ensemble de son royaume qui aboutira aux premières formes d’Etat organisé au sens moderne du terme.

A-] Le début du Moyen Age : la personnalité du droit

Ce point est certainement le plus frappant de cette période qui s’étend approximativement du Vème au IXème siècle. Tout procès commençait alors par cette question : « sub quo lege vivis ? » (sous quelle loi vis-tu ?). Le statut personnel et la réponse donnée par la partie déterminaient alors les règles applicables tant en matière de droit pénal que de droit civil. Ainsi que le note le Pr. MEIJERS dans « l’histoire des principes  fondamentaux du droit international privé » (recueil des cours de l’académie de droit international, 1934, t. III, p. 543) : « la loi personnelle régissait toute la position juridique d’un justiciable ».

Si le Pr. PIERRE-CAPS relève dans son ouvrage « droit des minorités et des peuples autochtones » (PUF, collec. Droit fondamental, 1996) qu’il est possible d’entrevoir dans ce système à base ethnique quelques ébauches de solutions à d’éventuels conflits, comme la préférence accordée à la loi du défendeur par exemple, le principe essentiel fondant la personnalité des lois est explicité par le Pr. MEIJERS : dans la mesure où c’est un droit subjectif de se éfendre selon sa loi « personne ne peut s’obliger si cela ne se fait conformément à sa loi personnelle ». Ces principes ne seront pas remis en cause pendant près de 400 ans mais des phénomènes d’acculturation auront lieu.

Le plus marquant de ces phénomènes d’acculturation sera la rédaction et la codification des différentes coutumes germaniques. Les seigneurs des nouveaux royaumes barbares décidèrent en effet de donner à leurs sujets d’origine germanique (le droit conservant sa base ethnique) un droit écrit et rédigé en latin. Sur ces deux éléments, le droit barbare se rapproche du droit romain : il ne faut pas perdre de vue, ainsi que le relève le Pr. CARBASSE (« introduction historique au droit », PUF, collec. Droit fondamental, 2° éd., 1999), le très fort désir d’assimilation des Germains pour qui la civilisation romaine constituait un idéal à atteindre, presque un fantasme. Il n’en demeure pas moins que cette rédaction marque un très net progrès et constitue un révélateur particulièrement clair de ce processus d’acculturation : ainsi sera réalisé le code d’Euric pour les Wisigoths en 476 ou la loi Gombette des Burgondes en 502.

Ce système de la personnalité du droit, conséquence de la base ethnique de l’organisation politique, sera cependant remis en cause par plusieurs facteurs à partir des VIIIème – IXème siècles.

Il s’agit du mélange, inévitable, des différentes populations. La base du droit étant ethnique, il perd alors de sa substance car cette mixité forme alors une nouvelle composante ethnique rendant, si ce n’est impossible, du moins très difficile, la preuve de l’origine du droit sous lequel un individu vit. Cela conduira à laisser les intéressés choisir la loi qui les arrange : le Pr. MEIJERS mentionne l’interprétation d’une loi de Lothaire qui indique qu’en cas de doute on peut toujours interroger la partie en question et lui demander selon quelle loi elle veut vivre, ce choix excluant toute preuve contraire. Le régime juridique régissant une personne devient alors un acte de volonté, une option ce qui heurte la base personnaliste et exclusive du droit de cette période.

Il faut également tenir compte de l’influence de la législation édictée par les rois barbares : des lois obligatoires pour tous finissent par se superposer aux coutumes de chaque ethnie. De cela découle un élément particulièrement important : la communauté de droit comprend, en plus de l’ethnie, une unité politique et, au final, un début de territorialisation. Les législations des rois barbares régissaient les différentes ethnies composant leurs royaumes et donc leurs territoires.

Enfin, un idéal d’unité, d’un droit régissant l’ensemble de la communauté chrétienne, commence à se faire jour à partir de la fin du VIIIème et du début du IXème siècles. L’idée d’unité des Chrétiens portée par l’Eglise commence à trouver une traduction politique.

L’évêque Agobard en 817 ne fera que traduire cette vision en proposant la disparition des différents droits existants sur le Royaume et leur remplacement par une seule loi royale qui serait la traduction de la loi de Dieu dont le Roi tient son ministère. La promulgation de capitulaires s’appliquant à tous les sujets du Roi et expression de sa souveraineté en sera la traduction. Le Roi étant le représentant de Dieu sur terre, il en tire toute sa souveraineté et peut prétendre unifier le droit dans son royaume.

Tout cela n’a pu que contribuer à minorer les différences ethniques pour créer de nouveaux réseaux de solidarité : l’Eglise, le Roi et favoriser ainsi l’émergence d’un système territorial plus large.

B-] Le tournant seigneurial du IXème siècle : territorialisation du droit et féodalité

C’est l’éclatement de l’Empire carolingien en 843 qui accélèrera les phénomènes précédemment décrits et leur fera prendre toute leur ampleur, ce qui aboutira, sous la forme de l’organisation politique féodale, à la mise en place d’un droit ayant une assise territoriale. A la suite de ce partage, l’autorité politique à l’intérieur des trois royaumes constitués à la mort de Charlemagne s’affaiblit et se fragmente. Les rois ne pouvant que difficilement protéger leurs sujets, ce sont alors des chefs locaux (Ducs, Comtes, Marquis) qui exerceront alors les prérogatives régaliennes, notamment de police, et cela de manière autonome.

Tout cela se mettra en place au cours du Xème siècle. Ces principautés se fractionneront à leur tour et donneront naissance à des seigneuries plus petites dont les maîtres, installés dans le châteaufort, exerceront des prérogatives de puissance publique (impôts, justice, …). Pendant le siècle qui suivra, une hiérarchie verticale se mettra en place : c’est la hiérarchie des fiefs. La royauté devra lutter jusqu’au XIIIème siècle pour faire admettre la position du Roi au sommet de cette hiérarchie ainsi que sa souveraineté en se basant sur les concepts d’un droit romain alors renaissant.

Le cadre d’expression du droit est alors uniquement territorial et devient extrêmement réduit. Il n’y a plus, pendant cette période, de système juridique à proprement parler : il ne s’agit alors que d’une simple juxtaposition de droits locaux cloisonnés à l’extrême et excluant, sur une base territoriale cette fois, toute idée de conflit avec un autre droit. Dans ce système, les hommes sont attachés à la terre, à leur seigneur et l’étranger est considéré avec méfiance dans le meilleur des cas et très souvent avec hostilité par les habitants de la seigneurie, tandis que le seigneur le place dans une situation particulièrement précaire.

Le conflit entre droit n’est pas possible dans un tel système car l’étranger, l’aubain doit faire « aveu » au seigneur du lieu dans lequel il se trouve, c’est-à-dire qu’il doit accepter toutes les coutumes pesant sur les autres habitants de la seigneurie. Cela n’est pas sans rappeler les conditions régnant lors de la période antique dans le cadre des Cités Etat avec toutefois cette différence que ce n’est plus lié à la croyance en une divinité particulière, ce qui souligne d’autant plus la territorialité du droit féodal.

Cette conception du droit était particulièrement peu favorable aux échanges et les commerçants subissaient ce que l’on a appelé « le droit de marque ». Selon ce droit, si un habitant avait une créance impayée avec un étranger, il pouvait demander à son seigneur de lui délivrer une lettre de marque qui lui permettait de se faire payer sur les biens des compatriotes du débiteur défaillant. Cela engendrait souvent une réponse de la part de la seigneurie du débiteur par la prise de contre-marque et pouvait dégénérer en conflits entre seigneuries.

Cette territorialité du droit se trouvera remise en cause par la nécessité du développement des échanges. Cependant cela n’aboutira pas à l’édiction de règles de conflits pour trancher les litiges entre commerçants lors des foires mais à la mise en place d’un tiers droit : la lex mercatoria. Cela rappelle un peu, dans l’aspect transcendant, le jus gentium mis en place lors de la période romaine. Dans un article paru aux mélanges KAHN, le Pr. J. BART s’interroge dans « la lex mercatoria au Moyen âge : mythe ou réalité ? » (mélanges Ph. KAHN, 2000, p. 9) sur la réalité de ce droit mais mentionne, tout en notant que les coutumes régissant les lieux d’échanges sont territoriales, que les commerçants jouissent d’exemptions et de privilèges spécifiques : un corps de règles propres – il ne s’agit pas ici de se pencher sur le point de savoir s’il s’agit d’un corps de règles organisés – régit donc les commerçants. Est en effet aboli en leur faveur le droit d’aubaine, le droit de marque et ils se mettent à bénéficier d’une franchise d’arrêt.

Le caractère strict du cadre territorial existant dans le système féodal se trouve donc quelque peu bousculé car introduire un régime spécifique pour les commerçants étrangers par rapport aux coutumes de la seigneurie, c’est déjà réintroduire un peu de personnalité et ne plus se limiter au strict cadre territorial.

Mais l’apparition de ce droit spécifique aux commerçants emportera une conséquence beaucoup plus importante : la renaissance du droit romain. Ainsi que le note le Pr. BART « les principes du droit romain des obligations (qui) connaît sa première renaissance au moment où se développent les échanges à longue distance, les deux hénomènes étant d’ailleurs étroitement liés ». Cette renaissance du droit romain permettra alors l’apparition d’un véritable système de coutumes au sein duquel le droit romain occupera une place centrale et connaîtra un formidable essor à partir du XIIème siècle. Ce point est d’autant plus important que les souverains prendront comme base des concepts du droit romain pour établir leur souveraineté.

En outre cela place à nouveau le droit romain au centre du système juridique et lui attribue un rôle de droit commun ou, tout du moins, de droit supplétif.

Cette période qui s’étend du Vème au XIIème siècle a donc connu les deux grands principes de résolution des conflits de lois susceptibles d’exister. A un pouvoir de type ethnique correspond un mode de résolution basé sur la personnalité des lois ; à un pouvoir de type territorial correspond un mode de résolution basé sur la territorialité du droit applicable. Par leur exclusivisme, ces systèmes empêcheront l’un et l’autre la mise en place d’un pouvoir politique souverain au-delà d’un cadre étroit et très précisément déterminé, celui de la seigneurie.

Le Roi n’était d’ailleurs à cette époque que le primus inter pares et cela souligne bien son impossibilité à émettre des normes s’imposant à tous. Les seuls pouvoirs qui paraissaient détenir une véritable
souveraineté à l’époque sont ceux des féodaux sur leurs terres et l’Eglise.

Ces trois grandes périodes (Grèce antique, Rome et Moyen âge) ont donc un trait commun : la souveraineté y est toujours conçue sur une base exclusive. L’étranger a toujours une capacité juridique très fortement diminuée voire quasi-inexistante ce qui rend presque impossible l’existence de conflits de lois et, quand ceux-ci existent, le juge appliquera presque systématiquement la loi du for. Cela tient pour l’essentiel à la structure qui est celle du pouvoir durant ces différentes périodes : la Cité ou son équivalent. Même sous l’Empire romain, on a pu voir qu’il s’agissait pour l’essentiel d’un assemblage de petites structures politiques, un peu comme dans un système fédéral.

Dans un cadre de solidarité aussi réduit, seul un droit unique peut être appliqué, traduction des lois du groupe en question. Des évolutions se dessinent cependant à partir de la fin de cette période. La plus importante est sans doute le pouvoir que commence à concentrer le Roi et l’intense activité normative qui devient la sienne. Mais cela imposera, pour que ce pouvoir puisse devenir véritablement souverain et imposer son autorité, de lui trouver une autre base. La royauté devra étendre au cours de la période suivante le cadre de la solidarité et à partir des XIIème – XIIIème siècles apparaîtra le concept de Nation qui sera utilisé à cette fin.

Mon prochain post, ce sera : “L’évolution des conflits de lois pendant la construction d’un système juridique unifié : l’affirmation de la souveraineté royale du 13ème au 18ème siècle”

A bientôt,

Nicolas Caré

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