Vladimir Sorokin : Le grotesque de la vie est souvent plus fort que l’imagination d’un écrivain

Vladimir Sorokin: Le grotesque de la vie est souvent plus fort que l'imagination d'un écrivain

photo : Maria Sorokina

VLADIMIR SOROKIN PARLE DE SON TRAVAIL SUR SON NOUVEAU ROMAN, DE LA CRISE DU GLOBALISME, DE LA PANDÉMIE, DE LA MÉTAPHYSIQUE DE L’ÉCRITURE ET DE BIEN D’AUTRES CHOSES

Il est difficile de surestimer l’importance de Vladimir Sorokin dans la littérature moderne. Il est l’auteur de dix romans traduits en 32 langues, ainsi que d’un certain nombre d’histoires courtes, de pièces de théâtre, de librettos et de scénarios. C’est un phénomène culturel indéniable ; il fait naître une large gamme de sentiments chez ses lecteurs – de la vénération respectueuse au rejet complet.

Il a commencé sa carrière littéraire à la fin des années 70 et a rejoint le cercle des artistes conceptuels. Le jeune Sorokin écrit La Queue, qui est devenu une métaphore du grotesque et de l’absurdité de la vie soviétique. Il détruit habilement la tradition socialiste-réaliste avec ses romans La Norme et Le Trentième Amour de Marina.

Ayant acquis une réputation de provocateur désespéré, capable d’écrire dans différents styles, Vladimir Sorokin a continué à “enfoncer un clou dans le cercueil du réalisme socialiste” dans son roman Les Cœurs des quatre.

Il continue de disséquer la littérature russe classique, la transformant en cadavre effrayant, dans ses romans Nastya et Roman.

Au tournant du millénaire, l’espace de celui qui réfute les grandes traditions lui apparaît trop étroit. Il élargit considérablement son public en passant du représentant du non-conformisme, “étoile de l’underground littéraire” à l’un des écrivains russes contemporains les plus lus. La destruction des clichés a été remplacée par la création de leurs propres mondes – complexes et envoûtants.

Les mondes de Vladimir Sorokin sont la réalité grotesque d’une histoire alternative où, par exemple, les grands écrivains russes sont clonés comme dans son roman Le Lard Bleu. Son roman Telluria porte sur l’Europe après la guerre, fragmentée en principautés féodales et évoluant au Nouveau Moyen Âge. Son roman Journée d’un opritchnik nous emmène dans une Russie, entourée par la Grande Muraille et où l’autocratie domine.

Nous avons saisi l’opportunité et le privilège de parler avec Vladimir Sorokin. Actuellement en quarantaine, il s’est entretenu avec nous de l’écriture d’un nouveau roman portant sur l’influence de la littérature sur l’avenir. Il nous a livré sa vision des choses concernant l’évolution rapide de l’ordre mondial, ainsi que le coronavirus, qui a rappelé à l’humanité les problèmes ontologiques, puis les fantasmes russes et bien d’autres choses.

Interview : Dmitry Tolkunov

Vladimir, je vous remercie d’avoir trouvé du temps à consacrer à cette interview, c’est un grand honneur pour nous. Tout d’abord, il serait intéressant de savoir sur quoi vous travaillez actuellement et comment vous traversez cette période exceptionnelle ?

Nous supposerons qu’avec cette interview je me retrouverai virtuellement dans votre beau pays si mystérieux! Les montagnes et la forêt m’ont toujours fascinés … Moi maintenant, en ces temps insolites, je vis dans la forêt, dans ma maison. Je travaille sur mon nouveau roman, depuis trois ans je ne m’étais pas engagé dans ce genre, ça m’a manqué. S’il n’y avait pas de pandémie, je pense que je mènerais le même mode de vie que la vie en quarantaine.

Votre nouveau roman s’intégrera-t-il dans le cycle de vos œuvres qui a commencé avec votre roman Journée d’un opritchnik ?

Je ne parle jamais d’un roman que je n’ai pas encore écrit, c’est une règle pour moi, je suis désolé.

D’accord. L’intrigue est toujours très bonne. Sans parler de votre nouveau roman, presque toutes vos dernières œuvres ont un contenu anti-utopique. Ce qui au début semblait grotesque et fantastique, semble maintenant vouloir se teinter de véracité. N’avez-vous pas peur de fantasmer, étant donné que les fantasmes peuvent, volontairement ou non, se réaliser ?

Je m’y suis déjà habitué. Journée d’un opritchnik a été écrit il y a quinze ans. Maintenant, dans les médias russes, on peut souvent lire une phrase du type: “C’est comme ce que Sorokin a dit dans son livre …” Maintenant, des amis européens commencent à dire la même chose à propos de Telluria, car ça concerne plus l’avenir de l’Europe. Je ne peux que m’excuser! Le poète russe Fyodor Tyutchev a écrit au 19ème siècle: “Dieu ne nous a pas laissé deviner сomment notre parole reviendrait.”

Chaque écrivain qui respecte la métaphysique a sa propre antenne interne. Si vous la suivez correctement, elle capte les vibrations non seulement du présent mais aussi du passé. Je ne peux expliquer cela. Et je n’ai pas peur. L’écrivain, qui plus est, vivant dans un pays aussi imprévisible et cruel que la Russie, ne devrait pas avoir peur. Si vous avez peur – n’écrivez pas! C’est comme le vertige: j’aime les montagnes, mais j’ai le vertige. Alors, restez chez vous et regardez les montagnes à la télé. Et si vous avez peur d’écrire, soyez lecteur.

Si nous touchons à cet aspect métaphysique de l’art d’écrire, comment un écrivain imprime-t-il visuellement des images du futur dans ses œuvres ? Cela se produit-il intuitivement ? Ou un écrivain peut-il guider et créer une réalité future à l’aide de ses pensées et de ses fantasmes ?

C’est un processus absolument mystérieux. Les livres, il me semble, non seulement capturent l’avenir, mais peuvent aussi l’influencer. Des livres comme Processus, 1984, Ulysse, Lolita, Gulag Archipelago et les romans de Wells et Jules Verne ont influencé l’avenir.

Dans vos dernières œuvres, vous peignez le monde étrange du Nouveau Moyen Âge, qui se compose de principautés féodales fragmentées. La pandémie en cours dans le monde a entraîné à la fois la fermeture des frontières des pays et le confinement des citoyens chez eux. Pensez-vous que cela accélèrera la transition du globalisme à l’isolement général ?

En ce qui concerne la transition du globalisme à l’isolationnisme, ils y penseront et de plus ils prendront bientôt des décisions. Les mégapoles sont les plus vulnérables. Les gens déménageront massivement vers la province. D’une façon générale, si la survie d’une nation est la priorité, les gens parleront facilement du Nouveau Moyen Âge et jureront allégeance à ses règles !

La pandémie est-elle un événement qui laissera une marque perceptible dans l’histoire de l’humanité, ou bien dans le contexte historique actuel est-ce une chose insignifiante, dont nous surestimons maintenant considérablement l’importance ?

À mon avis, la pandémie de COVID-19 est unique en ce sens qu’elle a stoppé notre monde puissant complètement par surprise. Le monde entier d’un coup a rencontré ce coronavirus, comme le Titanic a rencontré un iceberg invisible. Et le Titanic a coulé !

On répète cette phrase: le monde ne sera plus le même. Il n’est déjà plus le même! Si nous laissons de côté l’économie et la médecine, le coronavirus a rappelé à l’humanité les problèmes ontologiques. Par exemple: pourquoi l’élite politique mondiale est-elle si médiocre, impuissante et stupide ? Pourquoi choisissons-nous des personnes tant primitives et stupides pour être nos présidents ? Pourquoi ? Parce qu’ils peuvent parler à la foule? Ou une autre question: quelle valeur a la science mondiale, si personne ne sait comment vaincre le virus ? Ce virus ne vient pas de Mars. Et combien de saucisses, de fromages, de chocolats, de vêtements et de voitures avons-nous besoin pour survivre sur la planète Terre ?

On dit beaucoup maintenant que les mesures de quarantaine ne correspondent pas au degré de menace réelle du virus. L’incapacité des autorités des différents pays à coordonner des actions conjointes évoque-elle également une crise du mondialisme ?

Il devient rapidement clair qu’il n’existe pas de stratégie commune face à cette pandémie. Le climat, les considérations sociales, le niveau des soins médicaux, le caractère national, la sociabilité de la population et enfin l’âge moyen et l’immunité de la population – tout cela à sa manière a un impact et dicte ses propres conditions.

Pensez-vous que ce Nouveau Moyen Âge à venir durera longtemps, comme dans vos dernières œuvres ? Ou le monde a-t-il une chance, en prenant du recul, de s’engager dans une voie de développement rationnelle et de retourner vers le globalisme ?

Maintenant, cela n’a aucun sens de prévoir les changements dans l’ordre mondial, mais ils auront certainement lieu. Le globalisme a révélé de graves faiblesses. Il me semble que les relations internationales vont se durcir. La lutte pour les ressources naturelles va se durcir aussi. Et puis, la distance entre les tables dans les restaurants sera plus grande. Pauvres cafés parisiens!

Que lisez-vous maintenant ? Y a-t-il des nouveautés cinématographiques que vous pourriez recommander ?

Quand j’écris un roman, je ne lis rien. Mais je regarde des films avec plaisir. Franchement, je préfère les films classiques : de Hitchcock, de Buñuel, de Kubrick, de Bergman… Je n’ai pas encore vu de nouveaux films incroyables. Les séries sont bonnes, mais elles ont un problème: après la première série, la routine commence. En d’autres termes, les scénaristes commencent à être à cours d’idées.

Et que faites-vous d’autre dans ces jours de quarantaine étranges, comment se passe votre journée habituelle ?

Je me lève tôt, je me promène avec mes chiens, puis je déjeune, je m’assois pour écrire, je travaille jusqu’au déjeuner, puis je fais différentes choses, je travaille dans le jardin, je dîne le soir, je regarde un film et je réponds aux mails. Je me couche à minuit. La routine!

Pourriez-vous conseiller à nos lecteurs une façon de passer du temps en quarantaine pour leur développement personnel ?

Allez chercher un miroir et essayez, sans tourner la tête, de voir votre nuque. Si cela fonctionne, vous comprendrez beaucoup de choses en vous-même et dans le monde. En quarantaine, c’est plus facile à faire.

Nous allons nous entraîner. Merci pour la conversation intéressante, nous vous souhaitons beaucoup de succès.

Je vous remercie.

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