Si un jour la passion n’y est plus, il faut changer de métier, affirme Gil Roman, le directeur artistique du Béjart Ballet Lausanne

13 ans se sont écoulés depuis la première venue en Andorre du Béjart Ballet Lausanne, héritier du mythique Ballet du XXe siècle fondé par un chorégraphe marseillais, Maurice Béjart. Le programme « Pièces courtes » était un arsenal de prouesses techniques, de sensations et d’émotions sur une musique éclectique de Bach et Mozart à Brel et Barbara…

Nous avons parlé avec Gil Roman, le directeur artistique du Béjart Ballet Lausanne, du rôle de l’art dans notre vie, de sa vision du développement du ballet moderne et de ses projets pour l’avenir.

Interview: Irina Rybalchenko pour El Periòdic News

Gil Roman à commencé la danse à Montpellier à l’âge de sept ans. Il s’est inscrit par la suite à l’« Académie Princesse Grace de Monte-Carlo », avant de rejoindre Le Collège International de Cannes. En 1979, le danseur a intégré le Ballet du XXe siècle de Maurice Béjart.

Depuis 1993, Gilles Roman est directeur adjoint du Béjart Ballet à Lausanne. Il succède à Maurice Béjart en 2007.

Gil Roman a d’ailleurs reçu en 2014 le Prix du rayonnement de la Fondation vaudoise pour la culture. En 2019, le Conseil d’État du canton de Vaud lui a remis le Mérite cantonal pour sa « contribution remarquable à la chorégraphie et à la danse ».

Aujourd’hui, nous traversons une situation géopolitique très complexe et imprévisible. Selon vous, quel est le rôle de l’art aujourd’hui ? Comment la situation géopolitique affecte-t-elle l’art moderne ?

C’est assez compliqué, bien évidemment. La situation géopolitique est difficile pour tout le monde, économiquement et humainement. Bien sûr que le travail qu´on fait n´est pas en dehors de la société, nous en faisons partie. Cela me touche profondément. En même temps, je pense que la culture, particulièrement la danse et la musique, dépasse les frontières. Elle est là pour partager notre humanité avec d’autres humains. Elle est essentielle. Dans des moments aussi difficiles le monde se referme sur lui-même. Chaque pays se referme sur lui-même. Et la culture est la seule voie possible de changement…

Ressentez-vous cet effet négatif?

Bien sûr! On ne peut plus aller en Russie, on ne peut plus faire certaines choses. La Compagnie est semi-privée. Et notre situation économique est également difficile.

La situation actuelle nous affecte tous. C’est profondément triste. En même temps, je crois qu’il ne faut pas se laisser aller, il faut combattre, il faut essayer de partager avec les autres car nous sommes tous humains, malgré nos différences, nos frontières, nos nationalités.

Que pensez-vous de l’évolution de l’art du ballet en général?

C’est une question très complexe. Actuellement, il y a des évolutions dans toutes les directions. Tout est ouvert, tout est possible. Je pense que la danse existera si on ne s’enferme pas dans notre petite chapelle, si la danse est généreuse, si la danse va vers les gens. Il faut éviter l’enfermement et tout ce qui pourrait être étriqué. Il faut aller vers le changement.

À votre avis, quelles sont les tendances actuelles dans le développement du ballet ?

Il existe plusieurs tendances différentes. La danse, c’est toujours comme ça. Ce n’est pas une nouveauté. Il y a toujours des moments d’expansion et des moments de repli sur soi. En même temps, il faut avoir de la volonté, ne pas se fermer, ne pas se laisser mettre dans une prison, il faut partager avec n´importe quel être humain de la planète. C’est la direction dans laquelle je veux aller sans me laisser enfermer par des modes et des courants. Parce que la danse est une et multiple à la fois.

Aujourd’hui, le Béjart Ballet Lausanne est mondialement connu. A votre avis, quelles sont ses forces ?

C´est une Compagnie à la base classique : c’est l’enseignement classique qui prévaut. Ensuite c´est une utilisation de ce savoir-faire dans des choses bien plus

d’actualité. Les ballets aussi peuvent naître et mourir. Et puis renaître ! C’est très intéressant par rapport au répertoire de Maurice. J´ai travaillé sur différentes chorégraphies, nous avons dansé dans le monde entier. Parfois le ballet semble ne plus correspondre au temps présent, et d’un coup vous avez le ballet qu’on vient de remanier qui est en vogue. Je parle du ballet créé en 1983, “Wien, Wien, nur du allein”, sur lequel je travaille actuellement.

La force de la Compagnie, c´est d´essayer de toujours partager son travail, on doit aller vers les gens, c´est ça que je crois même concernant mon travail chorégraphique. Et je suis sur la même ligne que Maurice. Le but c´est d’avoir quelque chose à dire, quelque chose à partager. C’est peut-être ce qui fait la différence au niveau de notre public, la relation que nous entretenons avec lui.

Maurice Béjart, en particulier, est connu comme créateur du nouveau paradigme européen de la danse. Qui est cette personne pour vous ?

J’ai intégré le ballet quand j´avais 19 ans et j´en ai 62 aujourd’hui. Donc j´ai passé le plus clair de ma vie en son sein. Je suis entré dans cette Compagnie parce qu’à cette époque-là, les garçons, les hommes n´existaient plus sur scène. Il y avait eu une période dans la danse, évidement, où les hommes étaient sur le devant de la scène. Et dans ma jeunesse, le seul chorégraphe qui remettait à sa juste valeur la danse masculine, c´était Maurice.

Ensuite il m’a formé, j’ai travaillé avec lui dans différentes directions. C’était très difficile pour moi, mais je l’ai choisi comme maître, et lui, il m´a choisi aussi. Il m’a aimé. Je l’ai aimé. Donc j´ai reçu tout que je pouvais. Et aujourd´hui, je travaille en tant que créateur. Mais c´est beaucoup dire… en tant que chorégraphe qui fait des ballets et en même temps qui retravaille sur les œuvres de Maurice pour les transmettre.

Il m’étonnera toujours, il me surprend à chaque fois, donc mon amour pour lui, quand même… Je veux dire… Je pense à Maurice tous les jours. Je travaille avec ses chorégraphies tous les jours. Je vis avec Maurice, même s’il n’est plus là, au travers de ses ballets. Je vis avec lui, je ne sais pas comment vous dire mieux.

Quelle est votre impression la plus forte dans l’histoire de votre carrière professionnelle ?

C´est encore Maurice. C’est lui qui a fait ma carrière. Chaque fois quand je fais une création avec Maurice, c’est l’aventure, l’aventure et l’aventure.

La technique est très importante pour le ballet. Cela exige une concentration énorme. Mais il est plus important d’être capable de surmonter la fatigue, la douleur physique. Quels sont les traits de caractère qui aident le plus dans le ballet ?

C’est comme dans tous les métiers – c’est la motivation. N’importe qui, même quelqu’un qui, à priori, n’y est pas prédestiné, mais qui travaille et qui a cette volonté, peut devenir un bon danseur. Tout dépend donc de sa volonté et de son état d’esprit.

Évidemment tous les métiers sont fatigants, je pense que travailler dans une usine à partir de 5 heures du matin est plus fatigant que faire notre métier.

Mais on doit faire ce métier ou pas. Et il faut le faire avec passion. Si un jour la passion n’y est plus, il faut changer de métier.

Il est dit que le ballet européen possède plus de « technique » et le ballet russe plus d’«âme ». Êtes-vous d’accord ?

Non. J’ai toujours admiré les grands danseurs russes, mais ce n’est pas si simple. Cela dépend beaucoup de l´individu, de l´enseignement, de la personne qui danse. Cela dépend beaucoup de l´artiste. Il n’y a pas d’école pour avoir du talent, il y a des écoles pour apprendre la danse. Mais avoir du talent… C’est quelque chose qui vient d’ailleurs.

Qu’est-ce qui est au cœur de votre carrière professionnelle ? L’amour pour la danse ? Vos ambitions ? Votre vision ? Votre capacité d’expliquer et d’enseigner ?

C´est un peu de tout ça. Et ça a évolué avec l’âge. Quand j´étais jeune j´avais une ambition débordante. Petit à petit, j´ai pris des coups, mon travail m’a rendu plus humble. Il y a une partie de moi qui est toujours la même. J´avais des moments où j’avais les dents trop longues et où je ne m’intéressais qu’à moi. Petit à petit, je me suis davantage tourné vers les gens et j’ai commencé à leur donner de ce que j´avais appris. C´est un peu tout ça qui fait un parcours de vie.

Chaque année, sous votre direction, de nouvelles représentations ont lieu, ce qui fait le plus grand plaisir de la communauté mondiale. Qu’est-ce qui est prévu pour cette année ?

Comme je l’ai mentionné auparavant, cette année j’ai prévu le ballet créé en 1983, “Wien, Wien, nur du allein”, qui dure 2h30. Il s’agit d’une situation où 14 personnes sont enfermées dans un bunker et bombardées. J’ai utilisé le temps qui nous était libéré pendant le Covid pour commencer à travailler. Je le présenterai avec un nouveau décor, exactement dans la chorégraphie de Maurice, en décembre prochain à Lausanne. C’est ma principale préoccupation actuellement.

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