Pluralisme juridique, conflits de lois et organisation de l’Etat

Introduction

Les Etats, qui nous semblent être maintenant un mode naturel d’organisation de la société, peuvent revêtir différentes formes (fédéral, régional, unitaire). Selon le mode d’organisation d’un Etat, un pluralisme juridique plus ou moins marqué, donnant parfois lieu à des conflits de lois (au sens large), peut voir le jour. Des conflits de lois peuvent également exister au sein d’Etats unitaires mais c’est le mode de résolution du conflit et la norme juridique utilisée à cette fin qui vont permettre de déterminer la forme de l’Etat en cause.

L’éclairage de concepts de droit constitutionnel grâce à des outils tirés du droit international privé n’est pas chose aisée et implique de prendre plusieurs aspects en considération. Mais avant de commencer, il faut impérativement déterminer précisément le sens des termes qui vont être utilisés et qui impliqueront de recourir largement à des concepts du droit international privé.

On rappellera, tout d’abord, qu’une règle de conflit est une règle qui permet de déterminer la norme applicable quand deux normes ont une égale vocation à régir une situation. Il s’agit d’une règle de résolution de conflit. La règle de conflit ne donne donc pas directement la réponse à la question posée lors d’un litige, elle se contente de dire quelle loi est applicable.

Par exemple lors d’une succession, si la personne décédée a des biens dans plusieurs Etats, il faut déterminer quelle loi s’appliquera à la succession et l’on peut alors éventuellement avoir à trancher, selon mode d’organisation de l’Etat, entre les lois de différents Etats fédérés (va-t-on appliquer celle du Texas, du Wyoming ou de New-York, par exemple ?). La règle de conflit a pour caractéristique d’être neutre (n’avoir pour but que de situer un rapport de droit pour le rattacher à un système juridique), abstraite (ne pas s’occuper du contenu des lois en cause) et indirecte (elle ne résout pas le problème de droit : elle se contente de dire quelle loi est applicable).

On indiquera ensuite ce que recouvre les termes de solution directe / indirecte à un conflit de normes. On parlera de solution directe à un conflit lorsqu’un texte normatif détermine directement la règle matérielle à mettre en œuvre. La solution au conflit est alors directement résolue sans qu’il soit besoin de se demander quel droit doit être mis en œuvre puisque ce sont les mêmes règles qui s’appliquent alors, les normes ayant été uniformisées, la solution est donc identique. A contrario une solution indirecte désigne le cas où seul est indiqué le droit à appliquer, celui de l’une ou l’autre partie, sans apporter une solution matérielle au litige : on désigne seulement la loi de la partie qui doit s’appliquer. On retrouve par exemple fréquemment ce cas dans les conventions fiscales internationales où il est « simplement » précisé le régime fiscal de l’Etat devant s’appliquer;

On parlera de conflits de lois ou de normes lorsque deux normes ont vocation à régir un litige. Il faut bien préciser que conflits de lois et conflits de normes seront tenus pour synonymes : le terme « loi » ne doit pas être entendu ici dans son sens d’acte voté par le Parlement mais dans son sens plus général de norme, peu important sa nature;

Il ne sera pas fait de manière systématique de distinction entre conflits de lois et conflits de normes en considérant que les conflits de lois introduirait l’idée de conflits de souverainetés, ce qui n’aurait pas été le cas des conflits de normes, même si la notion de souveraineté est très importante pour comprendre certains aspects de la question traitée (sur ce point voir notamment la thèse du Pr. ELIESCO, « essais sur les conflits de lois dans l’espace sans conflits de souveraineté », Paris, 1925). Cette nuance sera cependant parfois implicitement présente lorsqu’elle apparaîtra pertinente pour la compréhension de certains points spécifiques;

Enfin, on désignera par pluralisme juridique les cas où l’on trouve « Selon la définition de Jean-Guy BELLEY (…) les deux idées, corrélatives, de l’ « existence simultanée, au sein d’un même ordre juridique, de règles de droit différentes s’appliquant à des situations identiques », et de « coexistence d’une pluralité d’ordres juridiques distincts qui établissent ou non entre eux des rapports de droit ». Elles peuvent être regroupées en une seule, qui est celle selon laquelle un même système juridique peut abriter des ordres juridiques distincts » (in J-B AUBY, « la décentralisation et le droit », LGDJ, 2006, p. 138 et s.). Le terme de pluralisme juridique pourra également parfois être remplacé par celui de diversité normative. On tiendra pluralisme juridique et diversité normative pour des synonymes : ces deux expressions pourront être utilisées indifféremment;

On utilisera, surtout dans la partie historique, les notions de territorialité et de personnalité des lois. La territorialité désigne le cas où la loi du territoire (Etats, fiefs, Cité-Etat,…) s’applique à tous les biens, personnes, actes sur son territoire à l’exclusion de tout autre loi. Ce système n’autorise pas l’application de lois autres que celles du territoire. La personnalité des lois, à l’inverse, est le cas où l’on va appliquer une norme selon l’origine de la personne en cause. Ce fut le cas du V° au X° siècle, comme on le verra, mais ce système a pu se maintenir dans certains Etats où, quand un conflit éclate entre deux personnes d’ethnies différentes, il faut déterminer en fonction de leur origine quelle norme a vocation à s’appliquer : les droits sont fonction de l’origine de la personne, de « sa » loi. Ce point sera expliqué plus en détail dans la partie historique;

La lex fori ou loi du for est la loi du tribunal saisi;

– La loi d’autonomie est la loi que les parties ont choisi que ce soit implicitement ou explicitement. Cette situation est très fréquente en matière contractuelle;

– En application de la réforme constitutionnelle de 2003, l’expression «collectivité territoriale» a été préférée à celle de «collectivité locale», bien que l’on puisse considérer ces deux expressions comme parfaitement synonymes.

Ces définitions préalables posées, il faudra tout d’abord envisager la manière dont se sont construits les Etats face à la diversité normative présente au moment de leur longue construction. Les Etats européens n’ont en effet eu que deux possibilités pour faire face à la diversité normative existant avant leur mise en place : soit réduire cette diversité et uniformiser le droit applicable sur l’ensemble de leur territoire – c’est ce qui s’est produit en France – soit arbitrer entre les compétences de chacune de leurs composantes et donc préserver les droits locaux et l’on retrouve ce qui s’est passé en Allemagne ou en Suisse.

Cette tension ressort très clairement si l’on se penche sur les différentes théories relatives aux conflits de lois et à la souveraineté. Dans un cas, cela conduit, théoriquement du moins, à la négation du pluralisme juridique et donc des conflits normatifs : ainsi en France, comme il n’y a qu’un ordre juridique, il suffit de se référer à une loi émanant de cet ordre unique pour savoir quelle norme doit être appliquée en cas de conflit. Dans l’autre cas, cela impose l’élaboration de règles de conflits pour permettre de déterminer l’ordre juridique infra-étatique compétent pour trancher un différend judiciaire entre des personnes régies par des règles différentes.

Par exemple, dans un Etat fédéral, on arbitrera pour savoir si c’est l’ordre juridique texan ou l’ordre juridique new-yorkais qui est compétent pour apporter une solution à un litige. Ce type de système a alimenté les réflexions des statutaires au cours du Moyen-âge : la France, à l’instar de nombreux pays européens, avait alors une organisation juridique rappelant, du moins si l’on se place spécifiquement sous l’angle des conflits de normes et du pluralisme juridique, les Etats fédéraux actuels.

Il n’est qu’à lire ce qu’a pu en écrire P. BONASSIES, dans « structure fédérale et conflits internes de lois », RCDIP, 1953.289 : « D’autres Etats, par contre, tels les Etats Unis, l’Australie, l’Union française elle-même, sont partagés entre plusieurs systèmes de droit privé, dont les relations suscitent des conflits internes de lois, semblables à ceux qui faisaient l’objet des méditations de d’Argentré ou de Bouhier.

Le contenu des normes qui résolvent de tels conflits n’apparaît pas, au premier abord, différent de celui des règles de conflits internationaux entre lois d’Etats souverains ». Se pose alors une question centrale : qui est compétent pour élaborer la règle de conflit à mettre en œuvre quand un conflit normatif survient entre les différentes composantes d’un Etat ; l’Etat central ou les entités qui se sont agrégées pour former cet Etat et quel lien cela a-t-il avec la forme de l’Etat ?

On devine bien, intuitivement, que le premier cas relève plutôt d’un Etat unitaire ou, éventuellement, régional, le second d’un Etat fédéral.

Cette opposition entre Etats unitaires et Etats fédéraux tient pour beaucoup à la place qui a été accordée à la Nation et à son unité lors de la phase de construction de l’Etat. Le principe d’unité de la Nation est tout à fait central dans le cas d’un Etat unitaire et prévaut sur presque tous les autres : il n’est pas question, au moins théoriquement, d’admettre un quelconque pluralisme et, quand un conflit survient entre deux personnes publiques internes, la règle de conflit déterminant celle qui sera compétente ne peut que venir de et être imposée par l’Etat central.

Dans le cas des Etats fédéraux, si le principe d’unité de la Nation est bien sûr affirmé, il ne l’est pas avec autant d’insistance et se retrouve en concurrence avec d’autres principes comme la préservation de l’autonomie des Etats fédérés composant l’Etat fédéral. S’il y a un conflit de normes, ce sont, du moins dans le cas des Etats fédéraux « purs », les Etats fédérés qui déterminent quelle norme doit être applicable dans telle situation.

Ce n’est pas l’Etat fédéral qui pose la règle de conflits et indique quelle norme doit être appliquée : c’est le cas aux Etats-Unis depuis 1938 (arrêt Erie Railroad Company v.Tompkins, 1938, 304 US 64) mais, ainsi qu’on le verra, cela n’a pas toujours été la solution retenue. Partant de cela, on tentera d’esquisser une typologie qui repose sur une relation entre l’importance donnée aux principes d’égalité et d’unité d’une part et mode de résolution des conflits de lois internes d’autre part . Une première esquisse de classification apparaît alors :

1. Dans les Etats fédéraux, ce sont les Etats fédérés qui poseraient la règle de conflit et donc apporteraient, souverainement, chacun leurs solutions aux conflits de lois (c’est le cas aux Etats-Unis depuis 1938) puisqu’ils ont chacun leur propre ordre juridique. Il y a donc autant de règles de conflits pour une question donnée que d’Etats fédérés. Dans ce cas, ce serait la Constitution – fédérale – qui garantirait le pluralisme juridique. Cela permettra de mettre en doute le caractère réellement fédéral de certains Etats présentés ainsi car les entités fédérés se voient parfois imposer la norme à mettre en œuvre, en cas de conflit de lois, par l’Etat fédéral.

2. Dans un Etat régional, ce sont les communautés autonomes qui, également, apportent leurs solutions mais le pouvoir central peut, grâce à la Constitution, intervenir au moyen d’une simple loi – à comprendre ici dans le sens d’acte voté par le Parlement – pour permettre l’uniformisation du droit (par exemple art. 150 al. 3 Constitution espagnole), même si cela pourra être tempéré par la Cour Suprême afin de respecter un autre principe constitutionnel, celui de l’autonomie des Communautés. Deux principes constitutionnels sont alors en balance.

3. Dans les Etats unitaires, la prééminence accordée aux principes d’égalité et d’unité de la Nation empêche que les compétences puissent découler d’un organe ne représentant pas l’ensemble de la communauté nationale. La Nation et son unité étant au centre du système juridique, les conflits normatifs, quand ils existent, et souvent pour des raisons historiques, ne peuvent être tranchés que par les règles posées par l’Etat central et les règles de conflits à mettre en œuvre sont identiques pour toutes les collectivités : il suffit de se référer aux normes de l’Etat central. Ce type d’organisation est particulièrement peu propice au pluralisme juridique. La conséquence des principes d’unité et d’égalité étant l’uniformité des règles applicables.

Il ne pourra, en conclusion, qu’être intéressant de s’interroger sur le cas de l’Union Européenne : comment en effet qualifier l’Union sous l’angle des conflits de normes et du pluralisme juridique, surtout à la suite des nombreuses directives prises dans le domaine des conflits de lois (règlements Bruxelles I et II bis, règlements CE n°1346/2000, n°4/2009, TEE, etc.…) : est-on proche d’un système fédéral, voire régional au regard du traitement réservé aux conflits de lois ? Peut-on utiliser ce qui aura été dit auparavant pour qualifier certains systèmes régionaux internationaux en cours de formation ?

Le plan suivi sera donc, à la lumière de ce qui vient d’être dit :

o Une partie théorique et historique ;
o Une partie sur les Etats fédéraux ;
o Une partie sur les Etats unitaires décentralisés ;
o Une partie sur les Etats régionaux.

Mon prochain post, ce sera “la conception du pluralisme juridique pendant l’antiquité grecque”.

A bientôt,

Nicolas Caré

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