Morten Traavik : Je ne suis pas médecin, je propose un diagnostic

Morten Traavik : Je ne suis pas médecin, je propose un diagnostic

MORTEN TRAAVIK PARLE DES MESSAGES CACHÉS ET DES DENONCIATIONS SOCIALES DANS SES ŒUVRES, DE SA COLLABORATION AVEC LES AUTORITÉS NORD-CORÉENNES DANS LE CADRE DE PROGRAMMES D’ÉCHANGES CULTURELS, DE L’ORGANISATION DE CONCOURS DE BEAUTÉ POUR LES FEMMES AYANT SURVÉCU AUX MINES EN ANGOLA ET AU CAMBODGE, DE SES RÉCENTS PROJETS ET DE BIEN D’AUTRES CHOSES INTERESSANTES

Род занятий Мортена Тровика определить достаточно сложно. Как он говорит, он из тех, кто старается всегда идти в нескольких направлениях. Будучи по образованию театральным режиссёром, этот изобретательный норвежец занимается проектами, стоящими на стыке современного искусства, активизма и социальных вопросов.

Il est difficile de définir le travail de Morten Traavik. Comme il le dit lui-même, c’est un homme qui aime donner des coups de pied dans différentes directions. Ce Norvégien créatif, qui a suivi une formation de directeur de théâtre, aime mettre la main sur un large éventail de projets différents, au carrefour de l’art contemporain, de l’activisme et des préoccupations sociales.

Cependant, Morten Traavik essaie d’éviter d’être étiqueté comme artiste, se présentant, sourire en coin, comme un ingénieur d’âmes humaines, un diagnosticien et un escroc. Ses œuvres qui vont d’installations aux significations tordues dans des lieux publics, à des concours de beauté pour les femmes blessées par les mines au Cambodge et en Angola, à des collaborations artistiques et culturelles avec la Corée du Nord et bien d’autres, ont en commun un principe d’ambiguïté qui provoque une discussion intérieure et laisse des sentiments contradictoires.

Nous avons eu l’occasion de parler avec cette personnalité intéressante de ses projets les plus mémorables, des déclarations cachées et des messages sociaux de ses œuvres, de l’importance du contexte, de l’expérience surréaliste en Corée du Nord, de ses projets actuels et d’autres sujets intéressants.

Interview : Dmitry Tolkunov

Bonjour Morten ! Merci d’avoir trouvé du temps pour nous. Vous avez participé à tellement de choses différentes ; mises en scène de pièces de théâtre et de films, installations d’art contemporain, activisme social, écriture et clips. Comment vous identifiez-vous et qui êtes-vous surtout, un artiste, un réalisateur ou un activiste social ?

C’est une question que je me pose aussi et qu’on me pose assez souvent. Si vous me cherchez sur Google, je suppose que vous trouverez des liens où l’on m’appelle écrivain, réalisateur, artiste, etc. La vérité, c’est que j’essaie d’éviter l’étiquette « artiste » parce que je me méfie un peu de ce terme. Le légendaire professeur de rhétorique norvégien Georg Johannesen, qui était également écrivain, aurait dit que la plus grande tragédie de sa carrière fut lorsque son premier recueil de poèmes remporta un prix prestigieux parce qu’après cela, personne ne le prenait au sérieux.

Chaque fois qu’on me pose des questions sur mon travail, je me qualifie d’ingénieur d’âmes humaines ou diagnosticien. Je ne suis donc pas un médecin, je propose un diagnostic et je laisse à d’autres le sale boulot d’agir en fonction de ce diagnostic. Je suppose que c’est mon privilège en tant qu’artiste (rires). En d’autres termes, je prends tout ce dont j’ai besoin du rôle d’artiste, mais je préfère éviter l’étiquette.

Cet aspect diagnostique, en d’autres termes, signifie-t-il une sorte de message social ou une dénonciation qui est généralement la colonne vertébrale de vos projets ?

Je dirais oui et non. Si vous parlez des nombreux messages sociaux, alors je suis d’accord. Mais il ne s’agit pas d’un message social spécifique. J’essaie d’aller dans plusieurs directions avec les choses que je fais. Je pense que l’ambiguïté est la clé de tout type d’expression artistique qui vise un impact social. Si vous n’offrez pas cette ambiguïté, nous passons du domaine de l’art à celui de l’activisme pur, de la propagande ou d’autres formes d’instrumentalisme.

Pensez-vous que ces messages sociaux dans vos projets fonctionnent d’une certaine manière et laissent des traces et des impacts ?

J’espère au moins qu’ils le font. Je vise des messages qui conduisent à une discussion, un discours et un débat.

Votre projet Trial of the Century se présente sous la forme d’un procès public devant un tribunal. D’une part, ce procès imaginaire était un spectacle qui était bien mis en scène et d’autre part, le jugement final était rendu par le public agissant comme un tribunal du peuple. Ce mélange de l’art et de la réalité afin d’obtenir un regard nouveau et frais sur certains problèmes est-il un principe qui se retrouve dans la plupart de vos projets ?

Eh bien, le point de départ de Trial of the Century était que Greenpeace et d’autres organisations environnementales poursuivaient le gouvernement norvégien pour avoir prétendument enfreint la Constitution en autorisant l’augmentation de l’extraction de pétrôle dans les zones vulnérables de l’extrême nord de la mer de Barents. Nous avons donc décidé de faire une mise en scène imaginaire du même procès. Mais les résultats des procès imaginaires et réels furent différents.

Ce qui était intéressant, c’est que plusieurs des témoins experts que nous avions comme interprètes dans Trial of the Century ont comparu également en tant que tels dans le vrai procès lorsqu’il arriva devant les tribunaux six mois plus tard. Nous avions un large éventail d’experts : des scientifiques, des écologistes, des militants des droits des minorités (minorités dont le mode de vie est encore plus fortement affecté par l’extraction du pétrôle dans la mer de Barents), des chamans, des politiciens et des travailleurs culturels. En tant que procureur et défenseur, nous avions de vrais avocats professionnels, de sorte que tous les participants dans la représentation étaient des autorités dans leurs domaines respectifs. Et tout cela, bien sûr, ajouta beaucoup d’authenticité à la représentation sur scène.

Et quelle fut la décision du procès réel et du procès imaginaire ?

La décision du vrai procès fut d’autoriser l’augmentation de l’extraction du pétrôle, celle de l’imaginaire fut contre.

Pensez-vous que les résultats respectifs du procès réel et du procès imaginaire indiquent que l’art est idéaliste par rapport à la vie réelle ?

C’est une façon de voir les choses et je ne suis pas nécessairement en désaccord. Je pense qu’il est juste de dire qu’une approche artistique d’un problème moral a souvent tendance à être idéaliste. Les artistes sont idéalistes dans le sens où ils ont un idéal et veulent le réaliser. Mais la loi ne traite pas d’idéaux, il s’agit d’interpréter la loi en utilisant votre connaissance de celle-ci, donc c’est un autre jeu de toute façon.

Comme tous vos projets, ce Trial of the Century ne semble pas être commercial, ce n’est pas un spectacle lucratif pour lequel vous pouvez vendre des billets et gagner de l’argent. Pourtant, ce genre de choses demande beaucoup d’investissements pour être réalisé. Comment trouvez-vous les ressources financières nécessaires à la réalisation de vos projets ?

Presque tous les projets de ce type que je réalise sont parrainés par le Conseil Norvégien des Arts et le Ministère de la Culture. En d’autres termes, je suis comme un bouffon de l’État. Comme auparavant, celui qui était derrière le roi et qui avait le droit de plaisanter et de dire la vérité. Au fond, je peux faire ce que je veux, la seule chose à laquelle je dois être préparé est un léger malaise des personnes ou des institutions provoqué par mes activités.

En réalité, ce n’est que le fait d’une société démocratique comme la Norvège que quelqu’un comme moi soit non seulement toléré, mais aussi activement soutenu par l’État. Certains de mes projets, comme, par exemple, ceux que j’ai réalisés en Corée du Nord, peuvent être parrainés par un ministère, le Ministère de la Culture, et contrés par le Ministère des Affaires étrangères dont la position officielle était que quoi que ce soit qui semble être amical envers la Corée du Nord est vraiment horrible. Mais heureusement pour moi, le soi-disant principe de « distance respectable » est fermement établi en Norvège, qui stipule que l’État ne doit pas interférer avec le contenu de ce qu’il finance.

Selon ce que j’ai entendu, parfois les personnes qui n’aiment pas ce que vous faites vous créent non seulement des difficultés mais aussi des problèmes pour les réaliser. Je pense qu’un exemple typique pourrait être The Arch of Triumph qui est en quelque sorte non seulement un projet d’art pur, mais aussi une expérience sociale intéressante. Pouvez-vous nous parler des difficultés que vous avez rencontrées lorsque vous avez essayé de réaliser ce projet ?

Cela s’est passé dans le « Horse Shoe Block », un immense complexe d’appartements dans la ville de Hammerfest, au nord du pays, où l’on a demandé aux habitants des appartements pendant la nuit polaire d’allumer et d’éteindre les lumières de leurs appartements selon un horaire synchronisé pour créer des messages dans une énorme bande de LED humaine… Au final, la moitié des habitants du bloc n’ont pas voulu y participer. Peut-être pensaient-ils (à cause de ma réputation) que c’était trop totalitaire, trop nord-coréen et ainsi de suite… Et si vous voulez faire un tel exercice dans une société démocratique, je suppose qu’il faudrait soudoyer beaucoup de gens pour qu’ils prennent la peine d’y participer.

Avez-vous payé ?

Non, alors cela n’aurait pas été une expérience de volontariat.

L’idée principale de ce projet était-elle de montrer comment une idée et une mission unissent les gens et apportent un résultat commun ?

Eh bien, plutôt « si » ou « que » que « comment ». Mais ce que ce projet a également révélé, c’est qu’il n’y avait pas que les gens qui étaient sceptiques à propos du projet lui-même, il y avait aussi des gens qui ne voulaient pas en faire partie en tant que communauté. Par conséquent, pour moi, la partie visuelle n’était pas le point principal, le résultat était d’avoir un regard sur la communauté des gens. Donc le nom The Arch of Triumph consiste déjà en une question : quel est le triomphe dont il est question dans son titre, est-ce un triomphe de la communauté ou de l’indifférence ? Je pense que toute expérience sociale de ce genre, avec beaucoup de gens qui n’ont pas demandé à en faire partie, a un résultat qu’on ne peut pas scénariser. Et il faut accepter cela.

Pouvons-nous donc dire que vos œuvres consistent toujours en quelques messages et déclarations sociales ?

Si vous voulez, mais ce n’est pas le but ultime. L’attention du public crée le débat public, à la fois dans l’espace public et, espérons-le, également au sein des personnes elles-mêmes, en mettant en évidence les paradoxes, les contradictions et les ambiguïtés. Je pense que l’un des outils les plus importants pour faire un changement est de stimuler les gens à remettre en question leurs propres croyances. Pas les croyances des autres, c’est très facile. Il est beaucoup plus exigeant et intéressant d’avoir une discussion intérieure avec soi-même.

Parmi vos œuvres, l’un des exemples les plus brillants de la mise en évidence de ces paradoxes et contradictions est Miss Landmine. Pouvez-vous nous raconter un peu l’histoire de ce projet et comment vous avez eu cette idée ?

Tout a commencé parce que j’avais à l’époque une petite amie dont le père occupait un poste assez élevé en Angola, il était ministre dans le premier gouvernement de l’indépendance du pays et il est aussi l’un des écrivains nationaux les plus connus. Nous sommes allés lui rendre visite à Noël 2003, moins d’un an après la fin de 30 ans de guerre civile et il y avait encore beaucoup de cicatrices partout. Il était presque impossible de voyager sur la plupart des routes intérieures parce qu’elles étaient encore minées ou avaient été soufflées par des explosifs, il y avait beaucoup d’infrastructures détruites et de gens amputés qui avaient marché sur des mines.

À un moment donné, après la visite, on m’a demandé d’élaborer un concept pour le premier festival d’art de la capitale, Luanda. J’ai découvert que les concours de beauté y sont très importants. Lorsque j’ai commencé à réfléchir à un concept, j’ai décidé de jumeler des idées qui semblaient incompatibles : les mines et les concours de beauté… Je ne m’en suis rendu compte qu’à ce moment-là, j’étais probablement la seule personne au monde à avoir eu cette idée singulière et j’ai donc ressenti une sorte d’obligation morale d’essayer de la concrétiser.

C’est pourquoi, pendant les quatre années qui ont suivi, je suis allé à plusieurs reprises en Angola à la recherche de partenaires, de personnes ayant des liens avec le gouvernement et les organisations d’aide et, bien sûr, pour recruter les participantes. C’est la version très courte.

À ma connaissance, en Angola, ça s’est bien passé, mais la fois suivante où vous avez fait « Miss Landmine », au Cambodge, les autorités locales ont interdit le concours au dernier moment.

En fait, jusqu’à cette interdiction, j’avais collaboré étroitement avec le gouvernement cambodgien sur la version cambodgienne, tout comme en Angola. La différence était qu’en Angola, c’était un projet tout à fait remarquable dans le sens où c’était la première et probablement la seule fois qu’un gouvernement africain finançait réellement un projet apporté par un étranger d’un « riche pays blanc donateur ». En règle générale, dans le secteur de l’aide internationale, c’est l’inverse qui se produit. Dans la version angolaise, la gagnante a même été couronnée par la Première Dame de l’époque, Ana Paula dos Santos, ce qui a donné encore plus de prestige à cet événement de grande envergure internationale.

« Miss Landmine Cambodia » a eu lieu un an seulement après la version angolaise. Comme en Angola, j’ai collaboré étroitement avec la Commission nationale de déminage et avec l’Organisation nationale des personnes handicapées. Tout se passait bien jusqu’à une semaine avant notre dernier événement. Une organisation gérée par l’Australie, qui soutient les personnes souffrant de blessures dues aux mines, était très énervée et jalouse qu’un nouveau venu lui vole toute l’attention, alors elle a lancé une campagne contre mon projet. Leur directeur a donc fait pression sur son ami le ministre cambodgien des affaires sociales pour qu’il parle au Premier ministre et lui demande d’interdire l’évènement final. Il est donc intéressant de noter que c’était un autre whitie qui a saboté mon projet, et non les habitants eux-mêmes.

Cependant, j’ai finalement réussi à déplacer l’événement final en Norvège, où les candidates étaient représentées par des photographies grandeur nature portées sur la passerelle par des filles et des femmes de la communauté cambodgienne locale en exil.

Plus tard, je suis retourné secrètement au Cambodge pour remettre le prix à la gagnante. Il s’agissait d’argent d’une part, et le plus important, de prothèses pour la gagnante d’autre part.

Il serait intéressant de savoir quel genre d’arguments a été utilisé par cet Australien pour saboter « Miss Landmine » au Cambodge, qui est, à première vue, un très bon projet avec des objectifs nobles ?

Les principaux arguments étaient assez intéressants si vous les considérez dans le contexte des messages cachés de ce projet. Par exemple, il a affirmé que ce serait honteux et très dégradant pour les femmes qui y participeraient et qu’elles se rendraient ridicules. Cela en dit long sur la mentalité des personnes qui faisaient ces critiques, car il y a une prémisse qui sous-entend que ces femmes sont des idiotes qui ne savent pas ce qui est bon pour elles. Personne ne s’est jamais soucié de demander aux femmes elles-mêmes ce qu’elles pensaient de ce concours et pourquoi elles y participaient.

Cette mutation des nouvelles questions et des messages cachés due à l’évolution des circonstances est une chose qui se produit souvent dans vos projets. Vous pensez que l’installation « Borderlines » pourrait être un bon exemple de comment ça fonctionne ?

Oui, je pense que cette installation « Borderlines », tout comme « Miss Landmine », montre clairement comment un même projet peut prendre différentes significations au fil du temps et des circonstances. Ainsi, le contexte n’est pas tout, mais parfois presque tout. Lorsque j’ai mis en œuvre « Borderlines » pour la première fois en 2011, les relations politiques entre la Norvège et la Russie étaient très bonnes. L’installation a été inaugurée par Sa Majesté la Reine de Norvège avec notre ministre des affaires étrangères de l’époque, en présence de l’ambassadeur russe et des commissaires aux frontières des deux pays. À l’époque, « Borderlines » a été interprété comme un monument à la collaboration transfrontalière, une assurance que la frontière commune était quelque chose de très fluide et qu’elle pouvait être franchie.

La version suivante de « Borderlines » a eu lieu en réponse à mon ami et collaborateur, l’ancien inspecteur des frontières norvégien Frode Berg, qui venait d’être emprisonné en Russie pour espionnage. J’ai utilisé les mêmes installations de postes-frontières à Kirkenes, sa ville natale, et à Oslo, devant le ministère des Affaires étrangères. Dans ce nouveau contexte, les mêmes postes frontaliers ont commencé à symboliser tout autre chose : son passé d’inspecteur de frontières et de quelqu’un qui a beaucoup travaillé avec la Russie, et que les frontières peuvent prendre un caractère beaucoup plus sinistre que ce qui a été montré dans la première étape de « Borderlines ». Dans ce nouveau contexte, les relations compliquées entre la Russie et la Norvège ont été mises en évidence et comparées à ce qu’elles étaient en 2011.

Pour de nombreuses personnes, les projets culturels avec la Corée du Nord sont l’une des choses controversées, riches d’interprétations et de significations cachées que vous ayez réalisées les plus connues. Tout d’abord, il serait intéressant de savoir comment vous avez réussi à vous rendre dans cet État super fermé et autoritaire, à gagner la confiance des autorités locales et à élaborer des programmes d’échanges culturels avec eux ? Je suppose que ce ne fut pas une tâche simple ?

La première fois que j’ai fait le voyage en Corée du Nord, c’était avec ce qu’on appelle la « Korean Friendship Association ». Elle est dirigée par un Espagnol qui semble être « l’idiot utile classique proverbial du régime nord-coréen ».

Son représentant était le Norvégien Bjornar Simonsen, que vous voyez aussi dans le documentaire Friends of Kim et qui était le collègue du petit ami de ma collègue : la Norvège est un petit pays. J’ai appris à le connaître et il m’a dit qu’il était possible d’aller en Corée du Nord. C’était donc intéressant, à n’en pas douter, bien sûr, la Corée du Nord est fascinante en soi, mais cette « Friendship Association » est aussi un microcosme très intéressant sur le plan psychologique et sociologique, c’est une communauté hardcore débile, comme les incels.

Nos hôtes nord-coréens étaient le Comité de la République populaire démocratique de Corée pour les relations culturelles avec les pays étrangers (DPRKCCRFC), merveilleusement nommé. J’ai rapidement réalisé que pour obtenir les bonnes connexions pour n’importe quel type d’intervention artistique, j’avais en quelque sorte besoin de contourner cette « Friendship Association » parce que ces gars ne voulaient naturellement pas que quelqu’un d’autre devienne le gardien magique de la porte. La spécificité d’une société aussi contrôlée que la Corée du Nord est que pour pouvoir développer la confiance, il faut y consacrer beaucoup de temps et de ressources. Donc, pour commencer à vraiment travailler sur quelque chose, j’ai dû y retourner plusieurs fois, y faire beaucoup de réunions et boire beaucoup de soju.

Quelles furent vos premières impressions sur la Corée du Nord ?

Ma première impression fut double et pleine d’ambiguïté. Bien sûr, la Corée du Nord est très spéciale, hardcore et extrême à bien des égards. Mais quand on y va avec un récit occidental dans la tête, au moins pour moi, il devient évident que c’est un pays en développement et qu’il ne pourrait pas être une menace pour la paix mondiale même s’il le voulait. D’une certaine manière, j’ai eu l’impression que la Corée du Nord était comme une caricature de l’Union soviétique, mais avec des Asiatiques.

J’ai toujours eu l’impression que la Corée du Nord était plus proche de la Chine pendant le règne de Mao Tse Tung. Du moins, l’Union soviétique, dans les dernières décennies des années 70 et 80, était à mon avis un pays confortable et libéral par rapport à ce que l’on peut voir en Corée du Nord actuellement.

Bien sûr, ce que nous pouvons voir même dans la Corée du Nord d’aujourd’hui a probablement plus de points communs avec l’ère stalinienne qu’avec la « stagnation » relativement bénigne de Brejnev dans les années 70-80. Et comme je l’ai dit, ce n’est pas une copie de l’Union soviétique, mais plutôt une caricature. C’est un pays d’Asie de l’Est, donc oui, la mentalité est assez proche de celle de la Chine de Mao. Mais si vous regardez les « accessoires de scène et les costumes », ils sont très soviétiques, des choses comme l’architecture, les uniformes des officiers, et leur musique pop qui sonne comme une vieille Estrada soviétique. Le steak est donc chinois, mais la sauce est soviétique.

Quels sont, à votre avis, les projets d’échanges culturels les plus réussis que vous ayez réalisés avec les autorités nord-coréennes ?

Je pense que le couronnement revient au concert de Laibach à Pyongyang en 2015, qui est également le sujet du documentaire qui a fait suite Liberation Day (2016).

Et le plus grand défi fut le symposium artistique de l’Académie DMZ, qui est à l’origine du documentaire War of Art (2019). Je ne qualifierais pas ce symposium de désastre : ce fut ce qu’il devait être. Il a eu lieu en automne 2017, alors que Trump devenait très agressif dans sa rhétorique envers la Corée du Nord, menaçant de « feu et de fureur », etc.

Je suis déjà allé plusieurs fois en Corée du Nord, quand les tensions politiques étaient vives et où les titres des journaux étaient en pleine alerte de la troisième guerre mondiale, mais à Pyongyang, et à Séoul d’ailleurs, les habitants ne s’en soucient guère, ils ont déjà vu et entendu cela à maintes reprises. Mais cette fois-ci, il y avait un type à la Maison Blanche qui était aussi belliqueux et imprévisible que les Nord-Coréens eux-mêmes, ce qui leur a fait très peur. On le sentait vraiment, et cela a de nouveau nourri une paranoïa nationale envers les étrangers, ce qui a rendu notre projet, qui était déjà un grand défi, encore plus difficile.

Comment avez-vous rencontré Laibach et comment avez-vous eu l’idée d’organiser un concert à Pyongyang ?

Je suis fan de Laibach depuis longtemps et j’ai été très honoré quand ils m’ont contacté et m’ont demandé de réaliser un clip pour leur chanson Whistleblowers. Je suis allé à Ljubljana, j’ai traîné avec eux et à ce moment-là, je travaillais déjà avec la Corée du Nord depuis plusieurs années… Au début, ils ont pensé que ma suggestion de faire un concert à Pyongyang était une blague mais ils n’avaient aucun doute sur le fait qu’ils devaient le faire s’ils en avaient la possibilité. J’ai toujours dit que la Corée du Nord était un territoire fait pour Laibach, il était évident que nous devions essayer d’amener Laibach dans leur nouveau foyer spirituel.

Pensez-vous que Kim Jong Un connaît et aime la musique de Laibach ?

Je suis presque sûr qu’il sait que Laibach existe après ce concert car cela ne serait pas arrivé sans son approbation. Mais je pense qu’il est trop tôt pour dire à quel point il est un grand fan de Laibach.

L’un de vos projets d’échange culturel les plus célèbres, outre le concert de Laibach à Pyongyang, est celui des accordéonistes coréens qui interprètent des tubes occidentaux, en particulier Take on Me de a-ha qui, à ce jour, a été vu près de 3 millions de fois sur Youtube et aussi The Sun Always Shines on TV. Il serait intéressant de savoir comment vous les avez techniquement arrangés ? Ces jeunes accordéonistes ont-ils vu la vidéo originale de a-ha ou au moins entendu les versions originales de la chanson ou n’ont-ils eu que les notes pour eux ? Je pose la question parce que je sais que les autorités nord-coréennes ne veulent vraiment pas laisser entrer d’influences occidentales de la culture pop dans le pays.

En fait, ils ont fait tous les arrangements eux-mêmes, car les notes de l’accordéon pour les chansons de a-ha n’existaient pas. Je leur ai simplement donné un CD du premier album de a-ha Hunting High and Low (1985) et leur ai demandé s’ils voulaient l’interpréter d’une manière ou d’une autre… Pour moi, c’était aussi une façon de tester s’il était vrai ou non que la musique pop occidentale est vraiment interdite en Corée du Nord.

Je pense que vos projets de photos (comme Rock Steady North Korea! où vous vous mettiez en scène en tant que rock star itinérante devant les principaux monuments de la révolution et Discocracy où vous posiez habillé comme un dandy de l’ère disco avec une boule de disco dans les mains) étaient une sorte de moyen assez risqué de tester les limites aussi. Je me demande comment vos hôtes ont réagi lorsqu’ils vous ont vu dans un look aussi atypique pour la Corée du Nord devant des lieux sacrés pour eux ?

Je pense que la réaction aurait été assez négative si je ne leur avais pas expliqué avant pourquoi je faisais cela. Ce que vous ne voyez pas sur cette photo, ce sont les penseurs nord-coréens qui se tenaient toujours derrière moi et qui regardaient ce que je faisais. Et cette partie, vous deviez être capable de l’expliquer et de la justifier en utilisant le langage du pouvoir lui-même, ce qui est aussi une grande partie de la méthode de Laibach : subvertir le langage du pouvoir et le formuler en termes que le pouvoir comprend. Bien sûr, ils n’ont pas tout compris, mais l’idée principale que j’ai expliquée aux penseurs nord-coréens pour les convaincre de me laisser faire était que dans l’Ouest, d’où je viens, les gens ont aussi des idoles, ils ont quelqu’un qu’ils admirent, mais dans notre partie du monde, ce sont généralement des rock stars ou des pop stars, etc. J’ai dit que le fait de me permettre de mélanger ces esthétiques occidentales avec les symboles de leur respect envers les gens aidera peut-être certains jeunes occidentaux à comprendre un peu mieux pourquoi ils sont si respectueux envers leurs dirigeants. Et ils l’ont compris et l’ont accepté. Et je n’ai même pas eu besoin de mentir parce qu’en réalité, dans le monde occidental, il n’y a plus tellement de culte de masse, probablement seulement lors des concerts de rock et des matchs de football. Je pense donc qu’il y a un lien, bien sûr, même si ce n’est pas le même, mais le sentiment des fans de Justin Bieber qui deviennent fous et celui d’un Nord-Coréen qui devient fou à 20 mètres de Kim en chair et en os  est assez similaire.

Si je comprends bien, votre projet « Rock + Football = Spektakel » que vous avez réalisé à Kirkenes, en Norvège, il y a quelques années, était consacré à ces formes de culte de masse qui subsistent dans la société occidentale.

Oui, « Rock + Football = Spektakel » est une sorte de tentative de mettre en relation ces deux expressions du fandom, de l’énergie collective, de l’identité de groupe et des instincts tribaux (concert de rock et match de football). Le concert de Laibach a été complété par un match de football chorégraphié.

Vous avez abordé vos projets nord-coréens avec un certain sens de l’humour, qui est la colonne vertébrale de presque tous vos projets. Mais, ne pensez-vous pas qu’il y ait un danger à observer des Etats aussi totalitaires que la Corée du Nord à travers ce prisme ironique postmoderne ? C’est un peu comme si Andy Warhol faisait des tirages pop-art amusants avec Mao qui feraient penser aux gens que ces États totalitaires sont quelque chose de kitsch, de grotesque et de drôle, mais ils ne sont pas drôles du tout si on pense aux gens qui vivent là-bas dans une réalité effrayante sous la pression de l’État.

Je n’ai jamais considéré que mon travail en Corée du Nord était principalement une blague. Et si l’on tient compte de tout le discours autour de ces projets, en particulier des critiques des militants des droits de l’homme et d’autres personnes qui prennent tout cela très au sérieux, on constate que beaucoup n’y voient rien de drôle du tout. Je peux admettre que, par rapport à 99 % des autres reportages sur la Corée du Nord, mes projets ont un éclat dans les yeux, un caractère ludique et un sens de l’humour. Mais je ne vois pas vraiment en quoi le fait de se moquer ou du moins de faire ressortir une partie du ridicule inhérent au totalitarisme devrait être un danger. Au contraire, je dirais que tout a à voir avec la véritable subversion. Toutes les dictatures sont d’une gravité mortelle et ont une haine et une peur instinctives de l’humour.

En plus d’avoir amené des artistes occidentaux en Corée du Nord, vous avez également amené des artistes nord-coréens à l’étranger. Ne pensez-vous pas que de tels projets, comme celui d’amener en Occident des petits enfants d’une école de musique nord-coréenne, pourraient être un traumatisme psychologique pour eux, quelque chose qui pourrait totalement faire voler en éclats leur image du monde et leur apporter une dissonance cognitive et beaucoup de questions qui peuvent être une source de danger dans leur pays ?

Je suppose que cela dépend de l’enfant : les enfants sont comme les autres personnes, certains peuvent être plus sensibles, d’autres moins. Quoi qu’il en soit, ces enfants nord-coréens qui sont venus jouer en Norvège n’y sont restés qu’une semaine. J’ai eu l’impression que pour eux, c’était surtout l’impression d’aller dans un endroit exotique pendant les vacances. Et, si nous jetons un regard sur nous, quelques semaines de vacances suffisent rarement pour commencer à haïr notre propre patrie ou à développer une grave dissonance cognitive si elle n’est pas déjà là avant notre visite. Et l’autre point est que, croyez-le ou non, tous ces enfants pendant cette semaine ont eu des moments où leur maison leur manquait, l’une des raisons étant qu’ils avaient subi un lavage de cerveau pour croire que la Corée du Nord est le meilleur endroit au monde. Mais l’autre raison est que la Corée du Nord n’est pas la Somalie. Bien sûr, il y a eu une famine à la fin des années 90 et au début des années 2000, mais c’était il y a longtemps, maintenant la vie à Pyongyang et dans d’autres grandes villes n’est pas si mauvaise et ces enfants vivent très bien.

Je pense donc que ce serait une dissonance cognitive beaucoup plus grave pour une personne adulte qui a déjà des pensées dissidentes de les emmener pendant longtemps dans un pays occidental et de les renvoyer ensuite.

Je ne vois pas vraiment de problème à emmener les Nord-Coréens à l’étranger, car l’alternative peut être de les y laisser, parce qu’alors ils ne devraient pas être exposés à des conflits internes du fait de leur départ à l’étranger. Je dois juste supposer que l’intégrité intérieure des Nord-Coréens est assez grande pour penser par eux-mêmes. Un exemple amusant est que le professeur des jeunes accordéonistes que j’ai amenés en Norvège, qui a lui aussi manifestement apprécié le séjour, était absolument choqué qu’il faille payer un petit droit d’entrée pour utiliser les toilettes publiques dans l’un de nos parcs. Pour lui, cela montrait à quel point le capitalisme avait sombré pour exploiter même les besoins humains les plus élémentaires ! Et je suis sûr qu’il a partagé ce point de vue avec ses étudiants aussi (rires).

Pensez-vous qu’il y ait beaucoup de gens en Corée du Nord qui ont des pensées dissidentes cachées ?

Il y a beaucoup de gens qui ont des frustrations quotidiennes liées au  gouvernement et qui peuvent être comparées à la réalité de l’Union soviétique : des choses comme le rationnement de la nourriture, des projets de construction sans fin, de mauvaises infrastructures et d’autres choses qui ne fonctionnent pas comme elles le devraient. Mais, je pense que pour des raisons nombreuses et variées, il y a vraiment un petit nombre de dissidents actifs. Et je sais avec certitude qu’il n’y a pas de mouvement dissident organisé en Corée du Nord.

Prévoyez-vous d’organiser d’autres projets d’échanges culturels avec la Corée du Nord à l’avenir ?

Je reste en contact avec eux et j’ai reçu l’autre jour un e-mail du Comité, qui veut vraiment que je revienne pour continuer les collaborations. Je vais leur dire poliment mais fermement que pour que je puisse envisager une telle proposition, il leur appartient totalement d’obtenir les autorisations nécessaires et la liberté d’expérimenter. Ils doivent me présenter des idées sérieuses pour ne pas répéter les échecs du projet War of Art.

Quels sont les nouveaux et récents projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?

Il y a toujours plusieurs choses en cours, et toutes sont à des stades différents d’achèvement. L’un d’entre eux est mon livre sur la Corée du Nord, Traitor in North Korea, qui sortira en russe vers la fin de ce mois. Je fais également une exposition au Triumph à Moscou en avril.

Je travaille également sur un nouveau documentaire sur la Corée. Nous en sommes aux premiers stades du tournage en ce moment. Nous venons de terminer “teaser”. Il s’agira d’une réfugiée nord-coréenne qui vit en Corée du Sud et qui dirige une agence matrimoniale qui marie spécifiquement des femmes réfugiées nord-coréennes avec des hommes sud-coréens. Elle sera le personnage principal du documentaire et le titre provisoire du film est Men are from South, Women are from North.

Mais ce qui m’occupe le plus ces jours-ci, c’est la préparation de la grande production scénique The Wastefulness Commission dont la première mondiale aura lieu au Festival international de Bergen en Norvège en mai – https://www.fib.no/en/programme/the-wastefulness-commission/.

Je suis également en train de développer un scénario pour mon premier long métrage que je réaliserai avec une société de production lettone. Il s’agira d’une sorte de film d’horreur corporel le film lié à l’industrie norvégienne de l’élevage du saumon.

Morten, nous vous souhaitons bonne chance pour tous ces projets différents et intéressants et vous remercions beaucoup pour cette intéressante conversation.

Merci et que Dieu vous bénisse !

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