L’evolution des conflits de lois pendant la construction d’un systeme juridique unifie : l’affirmation de la souverainete royale du XIIIeme au XVIIIeme siecle

L’evolution des conflits de lois pendant la construction d’un systeme juridique unifie : l’affirmation de la souverainete royale du XIIIeme au XVIIIeme siecle

La Nation nous apparaît comme un mode d’organisation naturel et évident mais, en réalité, cela ne va pas de soi : au contraire, elle apparaît comme un phénomène spécifique à l’Occident, voire même à une partie de l’Occident. Son établissement se fera progressivement, par l’élimination progressive de toutes les autres structures politiques pouvant lui faire concurrence. Ainsi, du X ème au XVIIIème siècle, de l’apparition du féodalisme à la Révolution Française, le Roi n’a eu de cesse de chercher à créer un Droit unique, national (puisque le pouvoir royal est l’inventeur, le créateur de l’idée de Nation) et donc à faire disparaître toutes les justices concurrentes et tous les pouvoirs normatifs concurrents.

Ce particularisme du Droit, cette localisation du Droit durant cette période, était principalement lié à un critère territorial et/ou ethnique. Cependant la royauté n’arrivera jamais à éliminer complètement le pluralisme normatif basé sur le maintien d’organisations politiques concurrençant le pouvoir royal : il faudra la Révolution pour voir la Nation se constituer comme groupe social exclusif de tout autre, y compris vis-à-vis de la religion (que l’on pense à la constitution civile du clergé).

La Nation prend alors toute sa place en droit, place qu’elle a gardé jusqu’à aujourd’hui. D’ailleurs le Pr. SAINT-BONNET relève à l’occasion d’un colloque : « la tradition de la Nation française, sans doute constitutive de ‘l’identité constitutionnelle de la France’ (Cons. Constit, 19/11/2004 n°2004-505 DC, Traité établissant une Constitution pour l’Europe) » et plus loin : « La Nation entendue comme le constituant est l’auteur de la constitution, donc tout ce qui est dans la Constitution a été voulu par la Nation constituante » (F. SAINT-BONNET, « que reste-t-il de la Nation dans la constitution ? », Actes du colloque international organisé par le centre de recherches Hannah Arendt les 15 et 16 mars 2007, Cujas, 2008, p. 31 et 33).

De même A. HAQUET relève : « Nul n’est censé ignorer l’existence du «concept juridique de peuple français », qui figure « d’ailleurs depuis deux siècles dans de nombreux textes constitutionnels ». En ces termes, le Conseil constitutionnel s’est opposé à toute division du titulaire de la souveraineté en différents peuples qui le composeraient, dans sa retentissante décision n°91-290 DC du 9 mai 1991 sur le statut de la Corse » (A. HAQUET, « le concept de souveraineté en droit constitutionnel français », PUF, 2004, p. 91).

Cela ne fait que souligner le rôle central de la Nation : c’est une notion de droit positif y compris à travers la jurisprudence du Conseil Constitutionnel avec la notion de peuple français (voir la décision Corse). C’est dire l’importance qu’il peut y avoir à étudier ce concept qui constitue un important fondement de notre organisation étatique et du traitement que nous avons pu réserver au pluralisme juridique et aux éventuels conflits normatifs. La Nation a un rôle essentiel car c’est elle qui donne une base à l’unification juridique et empêche les conflits de lois « internes » qui perdent de leur sens dans ce cadre.

Mais alors que ce groupe se met en place, un autre type de pluralisme vient le mettre en cause qui, cette fois-ci, n’est plus territorial mais fonctionnel, c’est-à-dire lié à la fonction remplie par l’individu dans la société : c’est l’apparition des Droits catégoriels qui, peu à peu, tendent à s’immiscer dans l’unité du droit interne. Il n’est qu’à lire, pour s’en convaincre, l’ouvrage de M. le Pr. HALPERIN « histoire des droits en Europe de 1750 à nos jours » (Champs Flammarion, 2004). Il s’agit d’autres réseaux de solidarité concurrençant également l’unité normative issue du concept de Nation.

Cela ne signifie évidemment pas que ce type de différenciation ait été absente de la période précédente (qui, en fait, connaissait tout autant une différenciation territoriale que fonctionnelle) mais, que le pouvoir royal se heurtera surtout à la territorialisation du Droit dans son entreprise de création de la Nation à cause du système de vassalité et de division du royaume en provinces largement autonomes.

Cela doit surtout souligner l’importance de la notion de nation française dans la réduction du pluralisme juridique et des conflits de lois. Cette réduction est liée au rôle de la Nation dans la construction de la souveraineté de l’Etat. La souveraineté de l’Etat s’est construite contre le pluralisme juridique, ce qui a impliqué une égalité en droit des citoyens qui font tous partie du corps national (voir par exemple S. CAPORAL, « l’affirmation du principe d’égalité dans le droit public de la Révolution française (1789-1799) », Paris, Economica, 1995).

Cela supprime, théoriquement, toute possibilité de conflits de lois : seule la Nation et l’ensemble de ses citoyens sont souverains. Il faut cependant relever que la construction de l’Etat-Nation est assez typiquement française. La réaction en Allemagne, aux Etats-Unis ou en Suisse, fut assez différente. Le principe d’égalité et le rôle accordé à l’individu influent directement sur le mode d’organisation administrative. La place accordée au principe d’égalité entre en contradiction avec l’existence de pluralisme juridique et de conflits de lois internes, ainsi qu’avec la consécration du principe de souveraineté, du moins dans certains domaines de compétences, au profit d’entités non reconnues internationalement comme Etat (les Etats fédérés, les Länder).

Un Etat unitaire peut cependant très bien connaître un pluralisme juridique en accordant tel ou tel droit voir telle ou telle compétence à une catégorie de personnes ou à certains territoires mais se pose alors autant un problème de souveraineté matérielle (compétences régaliennes) que des problèmes de compétence (quels types de norme peuvent émettre les collectivités). En toute hypothèse, les conflits de lois semblent inexistants puisque résolus par une loi émanant de l’Etat sur laquelle il lui est toujours possible de revenir. Dans la constitution de 1958, il y a une mise à égalité : théoriquement aucun groupement ne peut s’attribuer une parcelle de souveraineté qui appartient à la Nation.

La souveraineté appartient donc à la Nation devant être prise dans son ensemble et qui émet, seule, toutes les normes. Ainsi F. LEMAIRE relève : « La position exprimée par le juge est d’autant moins contestable qu’elle se situe dans la ligne du raisonnement des révolutionnaires, en affirmant que c’est au peuple pris dans son ensemble qu’appartient la souveraineté ; que celui-ci ne peut qu’être envisagé au singulier et qu’il est en conséquence nécessaire d’exclure la reconnaissance du phénomène minoritaire » (F. LEMAIRE, « le principe d’indivisibilité de la République », PUR, 2010, p. 182).

Cependant, la Nation, et la construction de son Droit, n’a pas qu’une base historique, mais a aussi un fondement idéologique. Celui-ci présente un aspect original dans la mesure où ce n’est pas le groupe qui va être le plus valorisé mais l’individu, contre les anciens réseaux de solidarité existants avant la Révolution (province, guildes, etc.). Cette idéologie purement individualiste, qui a servi de base à la construction nationale en plaçant les individus dans une situation de stricte égalité en les détachant de leur caractère social pour les considérer in abstracto, est unique et doit son épanouissement, tant au processus historique qu’au droit canonique, qui, issu d’une religion révélée, ne peut que consacrer le croyant en tant qu’homme détaché du temporel et ainsi le considérer dans un rapport purement individuel à Dieu.

Ainsi parlant des religions monothéistes, N. ROULAND écrit : « ils contiennent à un certain degré l’idée d’une communauté humaine par rapport au message de la Révélation » (introduction historique au Droit, P.U.F collection droit fondamental, Paris, 1998). Cet apparent paradoxe aura pour effet la construction et l’édification d’un groupe social à vocation complètement nouvelle puisqu’il s’agit pour ce groupe de défendre les droits des individus. Ce paradoxe tient à la rencontre de deux phénomènes : une volonté d’unification (que l’on ne retrouve pas dans les autres pays, y compris en Extrême-Orient, qui ont conservés longtemps une organisation de type féodal) de la Nation par le Roi appuyée par une idéologie, essentiellement religieuse, qui tend à valoriser le croyant en tant que tel, en tant qu’être en relation à Dieu (voir Louis DUMONT, « essais sur l’individualisme », point seuil, Paris, 1991).

Les propos de l’évêque D’AGOBARD qui présenta à Louis le Pieux un projet en 817 et dit à cette occasion « plût au Ciel que, unis sous un seul Roi très Pieux, tous les peuples fussent régis par une seule loi : cela favoriserait la concorde dans la Cité de Dieu » (J-M CARBASSE, «manuel d’introduction historique au droit », PUF, 2003, p. 103) en sont un très bon exemple.

Ce poids de la religion catholique fut d’autant plus important que l’Eglise créait également des normes au travers du droit canonique. Trois dimensions se rejoignent donc au sein de la Nation :

− Le politique
− Le religieux
− Le juridique

Qui permettent la consécration de l’individu.

Il sera nécessaire d’étudier deux aspects pour comprendre ce processus de création de la Nation :

− L’aspect historique où sera détaillée la lente maturation de cette notion. Il faudra surtout se pencher sur la réduction des particularismes juridiques que cette construction entraîne. Un lien entre apparition de la Nation, servant alors de nouvelle base à la souveraineté, et réduction des conflits de lois interprovinciaux pourra ainsi être mis en évidence. Dans le même temps, la Nation servira à affirmer l’existence d’un pouvoir normatif unique : celui du Roi. Ce processus entraînera également très précocement l’affirmation d’une souveraineté externe par rapport aux autres souverains européens.

− Cet aspect historique permettra d’envisager sous un angle typologique les différents modes d’organisation des Etats modernes et de mettre en relief le fait que ceux qui se sont appuyés sur le concept de Nation ou sur des réseaux de solidarité réduits ne connaissent pas de conflits interterritoriaux et ne sauraient pas les tolérer car cela remettrait en cause leur souveraineté.

Ainsi que l’a déclaré le député GOSSIN le 21 décembre 1789 « [la France cesse d’être] un assemblage de pièces posées les unes à côté des autres sans adhérence mutuelle » (F. LEMAIRE, « le principe d’indivisibilité de la République », PUR, 2010, p. 99). Il est alors possible d’y opposer d’autres modes d’organisation de l’Etat : ainsi les Etats fédéraux, qui ne se sont pas construits sur une base nationale ou même ethnique, ont conservé un très fort pluralisme juridique et connaissent des conflits de lois internes qui peuvent parfois créer un doute quant à la réelle souveraineté de l’Etat fédéral. Dans cette hypothèse, l’Etat fédéral s’est superposé à d’autres Etats et, pour cela, il a fallu souvent transiger, ce qui est antinomique avec le concept de souveraineté. La base ayant permis la construction de l’Etat n’est pas ici la même que dans le cas d’un Etat unitaire.

Il faudra enfin relever le rôle structurant de la Nation qui permet un certain mode d’organisation du pouvoir.

LA CONSTRUCTION DE LA NATION

La Nation est une construction sociale qui s’est forgée au cours des dix derniers siècles et s’est trouvée comme appui une idéologie qui sous-tend ce processus de construction. La Nation tente d’éliminer la concurrence normative des autres groupes qui, soit créent eux-mêmes des normes, soit tentent d’interférer dans la législation du groupe national. Cette affirmation de plus en plus poussée du droit national aurait pu aboutir à la négation des droits de l’individu. Cela a pu être le cas dans certains systèmes : en Extrême –Orient, avec les Etats autoritaires ou fascistes où l’individu est nié, seul compte le groupe qui s’impose à lui, le groupe prévaut sur l’individu.

Il n’en n’a rien été : l’invention de la Nation s’est accompagnée d’une valorisation des droits individuels en détachant l’individu de tout groupe en-dehors de la Nation. Ainsi que le note N. ROULAND : « l’individu lui aussi a une histoire » (Norbert ROULAND, « introduction historique au droit », P.U.F, Paris, 1998), et, précisément, si le concept d’individu a bien une histoire, elle suit, pas à pas, celle de la construction d’un Etat national : d’ailleurs l’affirmation de l’Etat Nation et sa consécration lors de la Révolution française voit aussi celle de l’individu.

En effet, en réduisant les groupements dont l’individu fait partie, le processus de construction nationale en a fait un atome : il constitue la base de la Nation. A la lecture de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, on s’aperçoit que seuls deux éléments subsistent : l’individu et la Nation. Construit par l’histoire et justifié par l’idéologie, le groupe national a donc pu se développer en Occident et singulièrement en France (N. ROULAND présentera l’Etat Nation comme une invention française) sous l’égide des idées des Lumières.

Trois éléments paraissent avoir combiné leurs effets pour aboutir tant à la création de la Nation qu’à la consécration de l’individu :

− L’histoire (notamment en France) qui a vu se réduire successivement tous les autres groupements concurrents producteurs de Droit (provinces, guildes, etc.).

− L’idéologie : dans une perspective plus comparatiste, il est aisé de s’apercevoir que tant les organes qui ont présidé à sa création que son fond même (le christianisme) ont contribué à la fois à consacrer l’individu et à créer (en lui trouvant des bases idéologiques) la Nation.

− L’affirmation simultanée des Droits de l’individu et de ceux de la Nation qui sont concomitants.

L’histoire de la Nation est pour une large part celle de la concentration du pouvoir entre les mains du roi. Ce premier aspect est déjà en lui-même original : si d’autres sociétés ont connu des bureaucraties et donc des Etats organisés et puissants (notamment les sociétés d’extrême Orient) aucune n’a connu l’appropriation à un tel degré du pouvoir au sein d’une unique structure normative.

Au Japon, c’est le système féodal qui reste en vigueur : non seulement il s’agit d’un système féodal mais en plus le pouvoir est partagé entre l’empereur (autorité spirituelle) et le shogun (autorité militaire donc détentrice d’un grand pouvoir et régnant sur les samouraïs). Cette centralisation du pouvoir et du droit (qui ne signifie pas toujours uniformisation) est donc un phénomène particulier. Une idée, celle de nation, s’est diffusée et a fini par acquérir une consistance juridique.

On peut regrouper le processus de construction nationale en trois grandes étapes :

− L’apparition de l’idée de Nation jusqu’au XIIIème siècle puis d’un sentiment national à partir du XIVème siècle, notamment sous l’influence de Philippe Le Bel.
− La construction juridique de la Nation qui lui fait suite.
− La rationalisation d’un droit devenu unitaire et national.

A-] L’apparition du concept de Nation

La Nation repose avant tout sur une base ethnique et donc de solidarité entre les membres d’un groupe. C’est ainsi qu’au moyen-âge une nation désignait une région. L’ordre cognitif de perception d’appartenance à un groupe était le suivant : on était tout d’abord chrétien puis bourguignon (par exemple) et enfin français. La notion de patria est très présente (et désigne alors la Cité ou la province avec ses coutumes territoriales) et il n’y a qu’une seule opposition reconnue entre la patria propria et la patria communis qu’est le monde chrétien.

Cependant, l’idée moderne de nation est formulée en France dès le XIIème siècle dans les milieux intellectuels et, par exemple, NOGARET justifiera son attitude et son opposition au pape sur ce principe de Nation. Cette idée de Nation est caractérisée par plusieurs aspects. Le premier aspect dans l’idée de nation est celui d’origine commune : ce point souligne bien la place de l’individu dans la société qui n’existe qu’en tant qu’ayant une origine commune avec les autres membres, tous les autres membres, du groupe. Tout cela ne semble pas très différent de ce qu’on peut imaginer dans une société holiste (le sens de société holiste doit être compris dans celui de Louis DUMONT, tel qu’il le définit lui-même dans son ouvrage : « essais sur l’individualisme » (Paris, seuil, 1983) : « là où l’individu est la valeur suprême je parle d’individualisme ; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme).

Il y a cependant une différence importante : le droit durant cette période n’est pas une relation uniquement binaire, à la différence de ce qui se passe dans les sociétés traditionnelles (étrangers au groupe / membres du groupe) mais se rapproche plus de ce qui a existé en Inde, c’est-à-dire un système de droit différencié, en ce sens que le droit, et c’est également une caractéristique du holisme, est déterminé par la fonction sociale remplie par l’individu. Louis DUMONT développe et explicite ce point au §84-5 de son « homo hierarchicus » (éd. Gallimard, collection tel, 1966, 1995). L’étonnement vient de cette volonté de créer une nation, donc une unité dans un système de droit aussi différencié. En France, la nation ne pouvait être qu’une idée, avant de devenir une réalité juridique, car le droit du Vème au Xème siècle présentait trois caractéristiques principales:

1. Il était tout d’abord caractérisé par une absence de théorisation juridique. Le phénomène juridique est, avant l’invention de la Nation, un phénomène purement social : l’individu n’y existe pas en tant que tel, ses droits ne peuvent y être proclamés. L’individu n’existe qu’au travers du groupe. Cela explique que les  sanctions pénales soient très lourdes face à l’individu qui a transgressé les règles du groupe auquel il appartient (pour s’en faire une idée, il n’est qu’à lire le passage qui se trouve aux pages 114-115 du manuel de Benoît CHABERT et Pierre-Olivier SUR, « droit pénal général », Dalloz, 1997 et qui donne une excellente idée de la sévérité des condamnations). Cependant, dès cette période, un lien se fait jour avec l’Eglise (lien Nation / religion) en ce sens que certaines idées des Pairs filtreront et iront irriguer le droit laïc de cette période (ce qui conduira en matière pénale à des peines moins sévères).

2. Le droit médiéval n’est pas non plus un concept uniforme pour toute la société ; cela peut se comprendre de deux manières. Tout d’abord, si on trouve bien un roi de France, il n’y a pas d’unité juridique du royaume : la province reste l’élément fondamental et structurant de l’espace français à cette époque. Dans l’ordre cognitif d’un habitant de cette période, ainsi que cela a été évoqué, on est bourguignon et chrétien bien avant d’être français. Le droit reste avant tout attaché à la province (on se réfère à la coutume de Bourgogne, de Guyenne, …) et est parcellisé entre celles-ci. Cependant, de premières tentatives d’unification apparaissent préalablement au phénomène de construction nationale grâce à l’apparition des grandes foires du XIVème siècle qui provoquent l’émergence de lois propres aux commerçants et donc une certaine unité du droit, même si ce droit reste catégorisé. Cela ne doit pas masquer que ce phénomène est aussi, concernant le droit national, une parcellisation du droit (ce que l’on retrouvera au XIX-XXème siècle) mais, pour la première fois, le cadre purement spatial et ethnique est dépassé.

Ensuite, comme dans les castes indiennes et dans nombre de sociétés fortement différenciées, la fonction sociale remplie détermine la juridiction de jugement. Le tribunal est différent selon la fonction de l’individu dans la société. Le droit de cette période est essentiellement un droit fonctionnaliste. L’homme ne saurait y être considéré comme un national en général, mais tient son droit de deux éléments : sa localisation dans l’espace (sa province d’origine) et la fonction sociale qu’il remplit au sein de cet espace. Il y a donc une double différenciation spatiale et fonctionnelle qui détermine les droits dont un individu est titulaire.

3. Enfin, ce droit d’Ancien Régime ne connaît pas (ou peu) la distinction entre droit public et droit privé. Il n’y a donc pas de différences entre ce qui pourrait incarner la collectivité (et ce qui dans nos sociétés est appelé l’intérêt général) et les individus. La Nation n’a de ce fait pas d’identification, de repères juridiques.

Un dernier point très important doit être développé. Le droit, avant d’être un droit national, est principalement un droit existentialiste : son but n’est pas de créer quelque chose mais de constater et de maintenir un ordre existant. Il ne prend en compte que des situations de fait et les traduit en droit. La règle ne préexiste pas à ces éléments, elle se contente de les consacrer. C’est en cela qu’il est possible de dire que la Nation n’existe pas tant qu’on se trouve en présence d’un droit existentialiste : il lui manque la caractéristique volontariste nécessaire à l’émergence d’un droit proprement national. C’est ce qu’exprimait ERNEST RENAN en parlant de « vouloir-vivre collectif » comme élément constitutif de la Nation.

B-] La construction juridique de la Nation

L’unité devient alors totale, plus aucun groupe ne peut faire concurrence à la nation : les justices concurrentes sont supprimées et le roi réduit au silence les grands féodaux ; toute intrusion venant de l’extérieur est catégoriquement et violemment refusée. Ce point permet de mettre l’accent sur une des grandes oppositions doctrinales existant en droit international public : poser qu’à partir de l’époque moderne (en fait plutôt à partir du XIVème siècle) toute intrusion « internationale » est refusée, c’est en même temps poser qu’il existe deux ordres normatif distincts dès cette époque, à savoir un ordre interne (le royaume de France) et un ordre externe, et c’est donc se rattacher à une conception dualiste du droit.

On voit bien toute l’importance que cela peut avoir en matière de conflits de lois internes, qui différent alors des conflits internationaux, et d’ébauche de construction juridique de la nation. Ce point pourrait cependant être discuté dans la mesure où, par exemple en France, jusqu’au concordat de Bologne en 1516, les décisions pontificales ont valeur de Droit.

La réforme des coutumes au cours du XVème et du XVIème siècle joua un rôle important : les parlements eurent un poids déterminant dans ce processus ainsi que dans l’apparition de l’idée d’ordre public ce qui donne un premier fondement à l’existence d’une norme unique. Cette phase de construction juridique de la nation permet également de montrer que le lien du juridique avec le religieux se distend et que le juridique s’autonomise par rapport au religieux.

Le fondement religieux de la nation est en partie effacé par le rôle moteur des juristes dans l’établissement d’une justice royale et souveraine. Bien que la justice du roi soit une justice déléguée et que le roi soit « la bouche de Dieu » le roi va essayer de dominer le droit canonique (disparition des justices concurrentes) et de dépasser ce cadre religieux pour donner un fondement juridique « laïc » à la Nation.

Le droit français, lors de sa constitution, se construit en opposition par rapport aux droits universels de l’époque qu’étaient d’un côté le droit du Saint-Empire Romain Germanique à vocation impériale et de l’autre le Droit canonique. En effet en France, et de la même manière dans certains pays de l’Ouest européen comme l’Angleterre, un Etat national a pu se construire sur un double refus : tant celui des prétentions des droits universels à régir les autres royaumes occidentaux que celles des pouvoirs locaux créateurs, à leur niveau, de Droit. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer d’emblée, ce ne sont pas les droits à vocation universelle qui ont le plus empêché la constitution d’un droit national, mais bien la multitude de pouvoirs locaux existant dans les sociétés d’Ancien Régime.

C’est ainsi que Jean-Marie CARBASSE peut noter dans son « introduction historique au droit » que le droit français combine deux éléments essentiels : « d’une part les lois du roi (…) d’autre part le droit coutumier » (Jean-Marie CARBASSE, « introduction historique au droit », P.U.F, Paris, 1999). Ce point n’est pas de pure forme car il explique bien des oppositions concernant la date de naissance de la nation française : si l’on considère que le droit français est constitué des lois du roi et des coutumes, alors incontestablement dès le XIVème– XVème siècle, il existe un droit proprement français en ce sens qu’il est dégagé des prétentions hégémoniques de systèmes juridiques externes ; mais si l’on considère que le droit français n’existe véritablement qu’à partir de l’instant où sont contrôlés tous les pouvoirs locaux à tendance centrifuge, il ne commence alors à exister qu’à partir de la Révolution Française.

La querelle entre Max BLOCH, qui pense pouvoir discerner un sentiment national dès le moyen âge, et Paul HAZARD, qui ne croit pas à l’existence d’une nation avant la révolution, trouve bien son origine en cela. Cela soulève d’ailleurs d’autres questions : pour qu’il y ait nation, est-il nécessaire que tous les pouvoirs normatifs concurrents aient disparu ? L’unité du droit est-elle une condition sine qua non à l’existence de la Nation ?

En effet, les lois du roi et leur autorité sont très nettement liées à l’indépendance politique du royaume de France. Deux autorités, deux Droits auront une prétention universelle vis à vis des autres royaumes chrétiens : le Saint Empire et la Papauté. Le Saint Empire fut le plus rapidement éliminé : dès les Capétiens, il est en effet considéré que l’empereur n’a plus aucune espèce d’autorité sur le royaume. Le pouvoir des rois Capétiens leur vient directement de Dieu, ce qui est d’ailleurs confirmé par le Pape Innocent III dans sa bulle Per Venerabilem qui affirme que le roi de France « ne reconnaît absolument aucun supérieur au temporel ».

Dans les faits, le déclin dans lequel se trouve plongé le Saint Empire à cause de la crise successorale provoquée par la mort de Frédéric II, puis la période de la royauté tournante, empêcheront toute prétention hégémonique sur le royaume de France, d’autant plus que le caractère héréditaire de la royauté française lui offrait une grande stabilité. En ce qui concerne l’Eglise, par contre, son pouvoir a pesé beaucoup plus lourd : cette bulle semble aussi reconnaître, fût-ce implicitement, que le pouvoir du roi pouvait rencontrer comme limite le pouvoir spirituel. L’Eglise pourrait donc intervenir à l’occasion sur un de ses membres. Il fallut une création doctrinale pour tenter d’imposer l’Eglise : les réformateurs grégoriens recoururent à la théorie des deux glaives. Selon cette théorie, l’Eglise ne fait que déléguer le pouvoir temporel aux princes.

En réaction, la doctrine gallicane, forgée essentiellement sous Philippe le Bel, conclut que le Roi tient son royaume directement de Dieu et non de l’Eglise. En conséquence, il ne doit répondre de ses actes que devant Dieu. En outre les évêques, en tant qu’ils exercent des fonctions temporelles lui doivent aussi obéissance. Il n’y a cependant, contrairement à ce qui s’est passé en Angleterre, pas de schisme, en revanche l’indépendance politique du royaume de France et sa doctrine sont posées. Si l’on se place purement au niveau du droit international public, on peut considérer qu’à ce moment la nation française a pris conscience et acte de sa spécificité et qu’elle a commencé à exister puisqu’il n’y a plus qu’un seul souverain pour le royaume et que celui-ci a rejeté à la fois la tutelle du Saint Empire et celle de la Papauté. A partir de la fin de la guerre de 100 ans (environ), le Roi de France est, vis-à-vis de l’extérieur de son royaume, pleinement souverain.

Cependant au niveau interne nombre de sources de droit centrifuges subsistent. Tout d’abord, il faudra, pendant longtemps, au roi, l’accord des princes pour modifier le droit sur leur territoire. Cela tient à la structure même de la vassalité : l’assentiment de grands vassaux a été absolument nécessaire et leur accord exprès requis pour modifier le droit existant jusqu’au XIIIème siècle au moins. Cela ne changera véritablement qu’à partir du règne de PHILIPPE AUGUSTE mais il est encore nécessaire que les grands vassaux soient d’accord avec le roi : si sa décision nécessite un accord moins large, s’il suffit que simplement une grande partie accepte ce qui a été décidé, le roi ne décide malgré tout pas souverainement.

Son pouvoir normatif n’est pas encore autonome (ainsi l’ordonnance de 1258, de SAINT-LOUIS interdisant le duel judiciaire ne valait que pour le seul domaine royal). A partir du règne de PHILIPPE LE BEL pourtant une autre évolution s’amorce : les féodaux passent à l’arrière-plan tandis que le conseil du roi commence à se peupler de légistes. Cela constitue un premier changement. Mais c’est surtout au cours de l’époque moderne que l’unité du droit commence à apparaître, particulièrement sous Louis XIV. La réformation des coutumes marque un tournant car elle rationalise le fonctionnement de la justice et n’emprisonne plus les sujets du royaume dans les coutumes particulières de leur paroisse mais les rattache à un territoire beaucoup plus vaste : souvent la province. Sont ainsi créées, comme le note J – M CARBASSE (Jean-Marie CARBASSE, « introduction historique au droit », P.U.F, PARIS, 1999), une nouvelle coutume de Paris (longue de 362 articles) et une nouvelle coutume de Bretagne (qui compte 685 articles). Le deuxième grand virage a lieu sous Louis XIV : un effort législatif très important a été fourni qui a permis une unification complète du droit dans certains domaines.

Quatre grands textes ont notamment marqué cet effort : l’ordonnance civile (1667), l’ordonnance criminelle (1670), l’ordonnance du commerce (1673) et enfin l’ordonnance de la marine (1681). Mais c’est également dans la procédure d’élaboration de ces ordonnances que la solution mise en place a été particulièrement ingénieuse, mêlant comité de spécialistes, conseillers du Roi puis seulement en fin de processus, quand l’ensemble du texte est déjà quasi arrêté, interviennent les parlements, ce qui permet d’éviter l’obstruction des robins. Cela jouera un grand rôle dans un début d’unification du droit du royaume puisque certaines matières sont dorénavant régies par des lois communes à l’ensemble du royaume. Ainsi que le note COLBERT : « l’unité de la législation serait assurément un dessein digne de la grandeur de Votre Majesté, et lui attirerait un abîme de bénédictions et de gloire ».

Mais, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la législation royale n’a pas avancé d’un pas essentiel : celui du droit privé. Le roi ne devait intervenir que dans le domaine de la police (entendu dans un sens très large) générale du royaume, les coutumes étant considérées comme des privilèges des provinces, voire comme leur propriété. Le roi est leur gardien et s’est longtemps considéré comme tenu de les respecter. La rédaction des coutumes n’avait pour but initial que de simplifier le déroulement des procès, ce qui était, en somme, un moyen d’ordre public.

Ce pluralisme juridique était considéré comme une liberté accordée aux sujets. Cependant là aussi les choses changent à partir du XVème-XVIème siècle : alors qu’auparavant les bonnes coutumes que le roi était obligé de sauvegarder devaient leur bonté à leur ancienneté, à partir de cette date, et sous l’influence du droit canonique, la notion de mauvaise coutume, que le roi a le devoir de changer (quand la bonne justice est en cause, il n’est plus question de propriété), s’élargit pour concerner tout usage contraire à la raison. Dès cette date, on commence à voir la raison remplacer l’histoire et donc le Roi peut modifier le droit en fonction d’un objectif. Le droit ne se contente plus alors de constater l’état des pratiques sociales mais peut poursuivre un objectif, un but.

C-] Nation et rationalisation du droit

La Révolution marque un véritable tournant : la Nation, et le Droit qui l’accompagne, ont atteint leur apogée de rationalisation et d’unité. La Nation devient, à partir de 1789, sujet de Droit et la source unique de toute autorité. A partir de cet évènement, un véritable virage est franchi mais qui est le fruit d’une évolution de plusieurs siècles : la Nation est un groupe qui se suffit à lui-même et nie les autres qui n’ont plus de raison d’exister puisqu’ils ne fondent aucune autorité. Cependant, dès cette unification maximale du droit (on ne pouvait en effet guère aller au-delà du jacobinisme), une décrue de ce centralisme va s’amorcer à travers un grand nombre d’institutions, à commencer par le début du processus de décentralisation.

Un très bon exemple de cela est le fait que le projet de THOURET, concernant la création des départements et qui proposait que la France devrait être « partagée en divisions … de 18 lieues de longueur sur 18 lieues de largeur, autant qu’il sera possible à partir de Paris comme centre et en s’éloignant en tout sens jusqu’aux frontières du royaume. Ces divisions seront appelées départements » ne fut pas retenu.

Par la suite, les XIXème et XXème siècle marqueront une territorialisation sans cesse croissante par le biais tant des processus de déconcentration puis de décentralisation qu’au travers d’arrêts rendus par le Conseil d’Etat qui laissèrent aux collectivités territoriales un rôle de décision, un pouvoir normatif de plus en plus important. Néanmoins, il convient d’emblée de souligner que les délégations de pouvoir restent somme toute très modestes même si elles nous semblent spectaculaires : aucune matière importante n’a été laissée aux collectivités territoriales, il n’y a que des délégations strictement contrôlées (il n’est qu’à rappeler l’importance du contrôle exercé par le préfet et les moyens d’actions très étendus de celui-ci) et, ce sont la Constitution et surtout la loi, expression de la souveraineté nationale, qui déterminent les pouvoirs et les
compétences des collectivités territoriales.

En outre, il faut bien constater que la fragmentation de l’individu entre plusieurs droits n’est plus essentiellement territoriale mais qu’elle se joue sur d’autres registres : la fragmentation se fait également fonctionnelle, c’est à dire suivant les fonctions qui seront remplies au sein de la société. De très nombreux groupements ont en effet pour objectif la défense d’une catégorie précise de la société : consommateurs, travailleurs, etc.

Les constitutions des différents régimes républicains ne s’y sont d’ailleurs pas trompées en interdisant aux députés et aux élus de représenter un groupe social en particulier, ce qui aurait été une menace pour l’unité de la Nation. Ainsi les Députés ne représentent pas leurs électeurs mais chacun une parcelle de la souveraineté de l’ensemble de la Nation : en 1871 la démission des députés Alsaciens et Mosellans fut refusée au motif qu’ils ne représentaient pas les électeurs de leurs circonscriptions mais chacun une partie de la Nation indivisible.

D’autres régimes occidentaux, pourtant dotés d’un régime représentatif national, acceptent tout à fait ce type de représentation : ainsi trouve-t-on au Luxembourg un groupe des 5/6ème de pension, qui défend les intérêts catégoriels des retraités. Ce type d’organisation aboutit à une catégorisation des individus et à leur répartition au sein de différentes organisations. Les questions relatives au communautarisme et au pluralisme (envisagé dans son sens politique) sont également un des aspects de ce problème.

Mon prochain post, ce sera : “Les modes d’organisation de la Nation”.

A bientôt,

Nicolas Caré

 

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