Les modes d’organisation de la Nation

Les modes d’organisation de la Nation

L’analyse des diverses idéologies montre leur importance dans la construction théorique de la Nation et surtout dans l’affirmation de l’individu au sein de ce cadre national. La création de la Nation s’accompagne d’une idéologie qui doit affirmer la nécessité de son unité et le dépassement des pouvoirs traditionnels. Le concept de Nation est porteur d’une idée d’unité et d’interchangeabilité des individus.

Les arguments peuvent être de diverses natures mais
dépendent beaucoup du contexte social au sein duquel ils s’épanouissent et qui conditionne pour une large part l’organisation et la structure des organisations administratives qui vont voir le jour à l’occasion de l’émergence du phénomène national. Mais un point essentiel marque l’originalité de la construction nationale : c’est que l’idéologie qui a été créée pour exalter le groupe national a dans le même temps consacré l’individu et ses Droits, ce qui est un phénomène unique.

Dans nombre d’autres sociétés – non fondées sur une organisation nationale – c’est la complémentarité entre les différents groupes composant la société qui est valorisée mais jamais l’individu en tant que tel.

Dans cette partie, tout en analysant, la création de l’idéologie nationale, il s’agira dans le même temps de mettre également l’accent sur la spécificité de l’idéologie présente dans les sociétés occidentales qui exaltent l’individu au travers du groupe.

Mais cela permet surtout de faire ressortir les deux grandes formes d’organisation étatique selon la place accordée en droit au concept de Nation dans l’ordre juridique : les structures unitaires et les structures composées (Etats fédéraux notamment).

A-] Nation et structures politiques unitaires

Dans ce premier cas, l’unité normative est basée sur une conscience de solidarité unitaire et sur la création d’un cadre politique exclusif. On peut ainsi distinguer deux grands types de groupe :

1. Il s’agit en premier lieu des ethnies inorganisées tout d’abord.

Dans ce cas, la parenté est reconnue sur le modèle du clan et de la famille. Les idéologies de ces Etats vont donc essayer de mettre en avant les droits du lignage. Ainsi que le note Norbert ROULAND, dans son «anthropologie juridique» (P.U.F, collec. Droit fondamental, 1988) : «les sociétés traditionnelles se conçoivent comme un ensemble de groupes divisés, mais complémentaires, d’où leur préférence pour l’organisation lignagère».

On retrouve cela dans nombre d’Etats africains mais aussi au sein de groupes hors de ce continent, comme chez les Inuits. Dans ce cas, l’individu se rattache exclusivement à son clan ou à sa caste, selon les latitudes sous lesquelles on se place, et ses Droits se tirent exclusivement de cette appartenance. En un sens cela n’a rien de surprenant, dans la mesure où le groupe est solidairement responsable des faits commis par les autres membres de son groupe. Si un meurtre est commis par un membre d’une tribu, la vengeance est susceptible de s’exercer contre l’ensemble des membres de la tribu à laquelle appartient le meurtrier.

Il n’est qu’à penser à ce qui a été écrit à propos des prises de marques et de conte-marques entre Cités. Ce qui nous apparaît comme de la vengeance entre groupes, comme des guerres claniques, n’est que la manifestation de cela. En effet la solidarité de groupe repose sur cette idée qu’il y a une défense mutuelle de tous les membres. Ce processus peut néanmoins être atténué si le crime commis apparaît comme très grave ou inacceptable : le criminel peut alors être livré à la tribu à l’encontre de laquelle il a commis ce crime. Cela rappelle un peu le bannissement où, là aussi, le banni perd tout droit.

En outre, il est également possible que la tribu qui subit la riposte n’exerce pas de contre vengeance et la considère comme fondée, ce qui met fin au conflit. Néanmoins, il convient tout de même de constater que, quoi qu’il arrive, sauf peut-être dans l’hypothèse de la livraison du criminel, c’est une justice, une vengeance qui s’exerce de groupe à groupe : dans les sociétés occidentales, les vengeances de village à village, voire de bande à bande, ou de groupe à groupe ne sont toujours pas encore absentes. Cela rappelle d’ailleurs le système des prises de marque évoqué dans le chapitre précédent entre commerçants de différentes Cités au Moyen-âge et cela met l’accent sur l’importance de la différenciation : l’individu membre d’un groupe se vit toujours dans ce cas comme appartenant à ce groupe et donc par exclusion aux autres.

Cependant si cet aspect exclusif du groupe est trop prononcé, la conscience nationale n’est pas possible : cela correspond à ce que l’on trouvait pendant la période féodale en France, et ce que l’on trouve encore dans certains pays où l’appartenance ethnique l’emporte sur l’appartenance nationale.

Les autres puissances, les autres pouvoirs émanant d’autres groupes ne sont pas reconnus : c’est pourquoi au XIVème siècle le roi de France devra accorder des chartes tant pour imposer sa puissance que pour se faire reconnaître par le biais des seigneurs locaux aux populations nouvellement rattachées au royaume.

Un autre trait important est la soumission du groupe au religieux : le pouvoir temporel doit donc agir en concordance avec une volonté divine qui limite son pouvoir et soumet le temporel au divin. Il y a là une contradiction des monarchies divines dont l’Occident s’est débarrassé en ne concevant l’individu que comme un citoyen ou un sujet (ce qui a entraîné un processus de construction nationale, même s’il a été différent selon les pays) alors que dans les autres cas, il est à la fois considéré comme une créature de Dieu et un être politique membre du groupe.

De ce fait, l’individu tire ses droits à la fois de sa qualité de membre du groupe et de sa qualité d’homme reconnu par la divinité. Le droit n’est pas dans ce cas concentré entre les mains d’un homme mais au contraire déjà divisé par son essence à la fois divine et politique, parcellisé, là où l’on pourrait croire qu’il n’y a qu’un droit, il y en a en fait deux qui empêchent un dépassement du groupe, car les valeurs transcendantes du religieux sont liées au politique.

Cette dualité se retrouve également dans les Cités-Etats antiques ainsi que cela a déjà été envisagé.

2. Il faut ensuite envisager les Etats ethnico-nationaux.

Il faut tout d’abord commencer par faire une distinction : un Etat ethnico-national ne se confond pas nécessairement avec un Etat nation. Dans le cas d’un Etat nation, il peut y avoir plusieurs ethnies différentes egroupées qui ont fini par donner naissance à un Etat nation (ainsi au travers des chartes royales, plusieurs ethnies différentes sont regroupées et reconnues) : les éléments qu’englobe l’Etat ne sont pas toujours objectivement « regroupables » ; les dialectes, les histoires sont différentes et il s’agit d’une pure construction.

Un Etat ethnico-national regroupe une ethnie, l’Etat a ici englobé l’ethnie et s’est confondu avec elle. Ce type d’Etat peut, sous sa forme extrême, déboucher sur des Etats holistes. Ainsi que le note Norbert ROULAND dans son « introduction au droit », (P.U.F, collec. Droit fondamental) : « le totalitarisme politique se reflète aussi dans une conception globalisante du droit. L’individu n’existe qu’au sein de la communauté».

Le Droit rendu par l’Etat se confond avec un droit ethnique et il y a une volonté de confusion entre les deux. En outre les Etats ethnico-nationaux donnent souvent naissance à une idéologie ethniconationale qui devient une idéologie nationale et pour finir une idéologie d’Etat. C’est certainement dans ces systèmes politiques que les normes juridiques sont le plus en adéquation avec l’idéologie de l’Etat.

L’individu ne peut exister qu’en tant que membre de l’ethnie, les étrangers n’existent pas en tant que personne, ils sont purement et simplement ramenés à l’état de chose, de biens. Cela rappelle le cadre des Cités antiques des premiers temps et des sociétés traditionnelles.

C’est un système dans lequel il ne peut bien sûr y avoir qu’un droit à appliquer car il n’y a que des citoyens avec un droit : ce qui compte c’est l’appartenance au groupe ethnique qui se confond avec la Nation. En outre, à cela, s’ajoute un rapport particulier à l’espace, une appropriation de l’espace par les ressortissants : là où il y a un membre de la communauté nationale, c’est la Nation. C’est ainsi, comme le note S PIERRE-CAPS (« la multination », éd. Odile Jacob, 1995), que la Serbie de S. MILOSEVIC a justifié son expansion territoriale : là où il y a un Serbe, c’est la Serbie.

3. Il ne s’agit pas de confondre les Etats ethnico-nationaux avec les Etats à tendance centralisatrice forte, comme la France ou la Chine, car il n’est pas question dans ce cas d’éliminer les minorités mais de ne donner aucune traduction juridique à leur existence (décision du conseil constitutionnel de 1991, n°91-290 DC, 9 mai 1991, éliminant la notion de peuple Corse), voire à empêcher les manifestations du phénomène minoritaire.

Ce sont des Etats Nations au sens juridique. Il s’agit de faire prévaloir un principe : la Nation et son unité sur les autres principes composant l’ordre juridique. Cela n’empêche pas une reconnaissance des minorités, ce qui rend possible un certain pluralisme juridique mais à condition que cela soit subordonné au principe absolument central d’unité.

Dans les Etats fédéraux, ce sont les solutions inverses qui prévalent : les différents peuples composant l’Etat ont une existence en droit, au détriment parfois de l’unité nationale, et le pluralisme juridique est mis en avant, quitte à battre parfois en brèche le principe d’égalité (voir les articles « Egalité constitutionnelle et constitutionnalisation aux USA » de M. ROSENFELD, in droit constitutionnel local, Economica, PUAM, 1999, p. 341 et « Egalité et fédéralisme dans la Constitution allemande »de M. FROMONT, in droit constitutionnel local, Economica, PUAM, 1999, p. 273).

B-] Nation et système juridique pluraliste : une opposition irréductible ?

Il s’agit pour l’essentiel de donner une base idéologique à une conscience d’unité plus ou moins affirmée. Cela reprend ce qui s’est passé en France au cours du moyen âge avec cette différence importante que dans un cadre pluraliste il n’est pas obligatoire que cette prise de conscience débouche sur la formation d’un Etat unitaire.

Il n’est pas nécessaire d’aller bien loin pour trouver des formes différentes d’organisation : en Allemagne, les fiefs ont gardé un poids très important jusqu’à la première moitié du XIXème siècle et le centralisme a été vécu et présenté comme une oppression. Dans le même temps le droit présente une certaine ambiguïté dans la mesure où une égalité est affirmée tout en reconnaissant des différences et des entités distinctes dans l’Etat : la Constitution fédérale allemande de 1949, tout en proclamant l’égalité de tous les Allemands commence par parler des peuples des différents Länder, donc d’entités territoriales composant cette même unité allemande (supposée ?).

Nous verrons dans la partie relative aux Etats fédéraux comment se résout cette tension entre ces deux principes et, pour l’Allemagne, nous renvoyons à l’article de M. le Pr. FROMONT.

Il peut parfois en être de même dans les Etats unitaires : en ce qui concerne la constitution chinoise, il y a une ambivalence au sein même du préambule. Il est à la fois question des “ différentes nationalités chinoises ” et du “ peuple chinois ”, ce qui peut quasiment apparaître comme contradictoire.

Mais il est vrai que cela tient pour beaucoup à la nature quasi-impériale de l’organisation chinoise : Tibet, Mongolie intérieure sont des provinces autonomes rattachées plus tardivement à la Chine. On verra d’ailleurs que cette contradiction se retrouve également dans certains Etats régionaux. Le cas de la Constitution espagnole est le plus probant à cet égard.

Les individus composant ces Nations se trouvent de fait écartés entre cette dichotomie qui les fait appartenir à deux entités distinctes (en Allemagne, les Länder ont une compétence de droit commun et un poids très important : leur budget équivaut, à peu de choses près à celui de l’Etat central) et, même si l’on a vu que les individus peuvent jouer avec cette double appartenance pour en tirer quelques aubaines, cela n’est en fait guère rassurant pour la préservation de ses libertés car le citoyen voit bien s’exercer sur lui deux pouvoirs (les Allemands emploient pour désigner cela le mot de Gewalt, que l’on peut également traduire par violence), étant entendu que pour chaque droit accordé au citoyen, il y a une obligation réciproque, à commencer par celle de ne pas faire un usage abusif de ce nouveau Droit.

De surcroît, dans les Etats fédéraux (ou composés) des tensions peuvent apparaître entre le droit de l’Etat fédéré et le droit de l’Etat fédéral, notamment dans des domaines voisins, quand les attributions de compétence ne sont pas assez précises, ce qui peut provoquer des contradictions entre les différentes normes juridiques. Cela rend difficile le sentiment d’appartenance à une Nation surtout que dans ce cas (Etat fédéral) il y a une pluralité d’ordre juridique. La Nation passe alors au second plan.

Il convient d’effectuer un développement spécifique sur la nation dans les systèmes fédéraux. Dans ce type d’organisation bien spécifique, plusieurs entités coexistent avec chacune leur propre système administratif, juridique et surtout constitutionnel.

L’autonomie de ces différentes entités est bien sûr extrêmement poussée puisqu’elle permet à chacune d’elle de posséder son propre système juridique et d’établir tous les types d’actes possible : du règlement le plus simple à l’édiction d’une Constitution. De plus, bien qu’une Constitution fédérale ait été édictée, les Etats fédérés ont participé à sa conception et sont donc réputés y avoir consenti.

Enfin, les entités fédérées participent à la formation des institutions fédérales et à l’adoption des décisions ayant vocation à s’appliquer à l’Etat fédéral tout entier, souvent par le biais d’une seconde chambre : il en est ainsi du Sénat aux Etats-Unis ou du Bundesrat en Allemagne. Il faut cependant relever que, lorsque le pouvoir fédéral promulgue une loi dans son domaine de compétence, celle-ci est immédiatement applicable dans l’ordre juridique des Etats-membres et en fait partie sans qu’un acte de réception soit nécessaire. Ce point a bien sûr une très grande importance en matière de conflits de lois. La répartition des compétences entre Etats fédérés et Etat fédéral est toujours assurée par un organe fédéral (Cour de Karlsruhe en Allemagne, Cour Suprême fédérale aux Etats-Unis).

Mais, il faut surtout insister sur le fait que ce mode d’organisation politique favorise un pluralisme juridique particulièrement marqué donnant lieu à des conflits de lois internes à l’Etat fédéral, ce qui heurte très profondément la conception de la souveraineté existante en France. On verra d’ailleurs ultérieurement que la distinction entre fédération et confédération n’est pas toujours si aisée qu’il y paraît. C’est pour cela que ce type d’organisation semble si difficile à cerner et se situer à mi-chemin entre ordre interne et ordre international.

Ce système, moins centré sur la Nation, favorise les conflits de lois. Peut-on finalement en arriver à conclure que l’importance accordée à la Nation et existence de pluralisme juridique, voire de conflits de lois sont inversement proportionnels. Plus la Nation a de place, moins il y en a pour le pluralisme juridique et moins la Nation a de place, plus le pluralisme est important, ce qui peut aboutir à des conflits de normes. Mais selon les cas, les Etats ont dû s’arranger avec leur population, jouer selon les circonstances : cela va de l’affirmation forte de l’Etat à la constitution de différentes sphères de production du Droit, de l’ultra centralisme français au fédéralisme américain.

Le Droit étant l’instrument de l’Etat, il est à cet égard très révélateur de la forme idéologique et de l’autonomie que l’on veut bien (ou non) donner aux groupes et donc aux individus qui la composent. Norbert ROULAND souligne ces différents aspects dans son « introduction historique au droit » (P.U.F, 1998) et Louis ASSIER-ANDRIEU fait de même dans son ouvrage « le droit dans les sociétés humaines » (éd. Nathan, collec. Essais et recherches, 1996, p. 44-45). Cela détermine également une place plus ou moins grande accordée au pluralisme juridique et aux conflits de lois. Là où la Nation est une valeur dominante, seule productrice de droit, il y a peu de pluralisme, là où la Nation est concurrencée par d’autres groupes producteurs de droit, le pluralisme est plus important et peut aboutir à de véritables conflits de lois (voire à des risques de sécession dans les cas les plus extrêmes).

Dans le cas particulier des empires, deux grands cas peuvent être envisagés :

1. Soit il y a domination pure et simple, et le droit des dominants remplace les droits des ethnies qui vivent sur leur territoire. On aboutit ainsi à une unité que l’on retrouve dans certains Etats centralisés : la Chine peut actuellement être un exemple ; le droit Han supplante tous les autres droits et a vocation à s’imposer à tous. Jacques ROUMAREDE, Norbert ROULAND et S. PIERRE-CAPS développent ce point dans leur ouvrage « droit des minorités et des peuples autochtones » (P.U.F, collec. Droit fondamental, 1996, p. 135 et s.). Bien que cela doive être nuancé il est exact que le droit des provinces autonomes est établi par la constitution chinoise qui règle conflits et compétences. Dans cette hypothèse on aboutit en général très vite à un système d’Etat unitaire identique à celui qui vient d’être décrit précédemment.

2. Soit il y a tentative d’intégration (et donc reconnaissance et respect) des autres droits : dans ce cas, comme par exemple en ex-U.R.S.S., un double langage se met en place. On valorise autant que possible les droits du citoyen soviétique : pour que celui-ci prenne de la consistance, il faut qu’il apparaisse plus « avantageux » de se réclamer soviétique qu’ukrainien ou arménien.

Mais le pouvoir continue dans le même temps à faire exister toute une série de sous-systèmes locaux, comme par exemple dans les républiques d’exunion soviétique. Cela laisse exister des droits centrifuges qui reprennent toute leur importance quand l’Empire se désintègre. Chaque sous-système local remplace alors l’ancien droit. Ainsi les Kazakhs ont-ils pu recréer leur droit national propre à partir du droit qui les régissait sous l’Union Soviétique, et c’est même ce dernier qui y a incité à cause de l’organisation administrative mise en place. Il y a également là une conséquence du principe uti possideti juris qui montre le poids de l’organisation administrative : en créant des Républiques locales avec maintien de différentes juridictions, l’U.R.S.S a presque créé les conditions de son éclatement.

Ce système peut également avoir comme conséquence d’entraîner un double jeu de la part des acteurs qui peuvent faire valoir tantôt le droit « impérial », tantôt le droit local. Cela met l’accent sur deux points. Tout d’abord l’appartenance ethnique n’est pas dans ces cas abandonné : on est, dans l’ordre cognitif, Ukrainien avant d’être Soviétique, il n’y a pas d’unité véritable ou de renonciation mais superposition. Ensuite, il y a manifestement des zones de flou, tant dans l’appartenance prédominante (Kazakh ou Soviétique) que dans le droit à mettre en oeuvre.

Cela n’est pas sans rappeler les flous qui pouvaient exister entre les différentes seigneuries, dans leurs marches et ce qui a été dit à propos de la construction de la Nation sous la Royauté en France. Ce système laisse une large place au pluralisme juridique et éventuellement à la mise en jeu de plusieurs droits : les habitants vivant dans ces marches, n’hésitant pas au gré des circonstances à jouer sur cette ambiguïté et à revendiquer tel ou tel droit.

Enfin, il convient de ne pas perdre de vue l’importance de la démographie. La population russe au sein de l’empire était, en 1917, de 44%, elle a ensuite évolué au sein de l’Union soviétique au gré des annexions et de la dilatation de l’espace soviétique mais n’a jamais représenté une majorité écrasante. A l’inverse en Chine, la population Han représente plus de 90% de la population totale.

Cela joue un rôle très important : les Russes ne pouvaient faire passer leur droit comme étant celui du plus grand nombre et n’avaient pas les moyens de contrôler l’application d’un droit qui aurait eu une vocation unificatrice. A l’inverse les Hans en Chine peuvent éventuellement coloniser, de manière à y être majoritaires, des régions fortement peuplées de minorités (comme dans le Guiyang) et donc affirmer que le droit Han représente bien, ici aussi, la volonté de la plus grande partie de la population et la norme unique à faire valoir.

C-] Production d’une idéologie nationale et réduction du pluralisme juridique

En dehors de l’Etat et de ses institutions, certains groupes peuvent être également producteurs d’une idéologie nationale : ainsi en France, les juristes de l’Ancien Régime ont été les promoteurs d’une idéologie et d’une conscience nationale, au même titre que le pouvoir royal qui tenait à créer l’unité de son royaume. En effet, sous l’Ancien Régime en France, les juristes ont globalement contribué à la diffusion d’une idéologie nationale et à la création d’un droit proprement français.

Des doctes vont mettre en place cette idéologie nationale et vont tenter de créer un Droit organisé et systématisé. En outre il y a un changement du “ personnel ” tenant les positions dominantes, c’est-à-dire faisant partie du Conseil du Roi : auparavant c’était des théologiens. Ils seront peu à peu remplacés par des canonistes. Cela marque un changement dans la conception qui est celle de la règle de Droit : autrefois on se trouvait face à une conception divine, non rationnelle de la règle de Droit avant de basculer vers une conception revendiquant des bases plus rationnelles et véritablement juridiques.

C’est souvent ce qui se passe dans le cas des créations nationales et des grands mouvements révolutionnaires nationaux : ils ont souvent pour effet de rationaliser le Droit. C’est ce que Tocqueville signifiait fort bien en notant que chaque révolution s’est accompagnée d’une croissance de l’appareil bureaucratique et donc du Droit. Ainsi, la Révolution française a-t-elle eu comme conséquence la codification napoléonienne tout comme la plupart des régimes d’Europe de l’est se sont transformés, sous les ébranlements des révolutions nationales, surtout sous celle de 1848, en régimes rationnels légaux (notamment en Prusse par exemple).

Le même cas se rencontre dans les Etats africains avec cette volonté de mise à bas des droits traditionnels et de création d’un droit proprement national, rationnellement organisé, souvent par le biais de codes (sur ce point voir Norbert ROULAND, « anthropologie juridique », P.U.F collec. Droit fondamental, 1988, §211/212)., encore rédigés par des juristes. C’est aussi du même coup la naissance d’un autre groupe, celui des professionnels du politique, qui vont être chargés de mettre en oeuvre cette unité nationale et juridique, de la justifier et de la théoriser.

Enfin il faut prendre en compte les mythes entourant l’idéologie nationale. Le prestige accordé aux ancêtres de telle ou telle collectivité a toute son importance, surtout si l’on considère que l’étymologie de Nation vient de nascere (= naître) et celle de patrie de patria (=pays des pères). Cela souligne cette volonté d’établir une relation de parenté et donc une origine commune.

Mon prochain post, ce sera : “Le rôle structurant de la Nation”.

A bientôt,

Nicolas Caré

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