Les conflits de lois sous l’Empire romain

Les conflits de lois sous l’Empire romain

L’Empire romain est souvent présenté comme une unité, un bloc monolithique et cela peut donner à penser qu’il existait une unité normative au sein de cet ensemble ou, a minima, que le pluralisme juridique y existant était très limité. La réalité est cependant tout autre et le pluralisme juridique a été la règle dès que le cadre de la Cité-Etat des débuts de Rome a été dépassé et que son expansion a commencé.

L’organisation administrative et juridique de Rome explique pour une large part l’existence et le maintien de systèmes juridiques locaux. La permanence de cette organisation et le fait que les différentes structures administratives de l’Empire aient conservé des compétences identiques au moins jusqu’au III ème siècle permet d’expliquer, pour une large part, que la cohabitation entre différents systèmes juridiques se soit poursuivie. Cette permanence conduira même à des phénomènes de résistance à la réception du droit romain et certains droits locaux l’influenceront.

Conséquence de cette organisation administrative et de la large autonomie normative laissée à de nombreuses entités au sein de l’Empire, ni l’édit de Caracalla, ni le jus gentium n’ont réussi à réaliser l’unité – et encore moins l’uniformité – du droit dans l’espace de l’Empire.

L’organisation administrative romaine évoque plus un fédéralisme très marqué, voire, même, un système confédéral. Certains auteurs comparent d’ailleurs Rome à l’empire britannique. Il en est ainsi notamment de J. BRYCE dans « the roman and the british empire » (1913) et de J. HATSCHEK, « britisches und römisches Weltreich, eine sozialwissenschaftliche Paralelle »  (1921). Cela explique la persistance de conflits de lois malgré la reconnaissance du droit de Cité à tous les habitants de l’Empire au III ème siècle qui aurait dû théoriquement conduire à la disparition de ces conflits en uniformisant alors le droit applicable.

Trois points permettent d’expliquer la persistance de conflits de lois pendant toute la durée de l’Empire.

■ Le droit romain est réservé aux citoyens romains : il est, ainsi qu’ils le présentent euxmêmes, leur propriété. Cela peut se rapprocher en partie de ce qui a été précédemment écrit sur la Grèce antique.

■ L’existence d’une organisation administrative permettant à certaines entités de l’Empire de posséder une très large autonomie, y compris normative. De fait, même après avoir conquis d’autres territoires, les romains laissaient largement en place les structures existantes et les lois des peuples conquis.

■ Une réception uniquement partielle du droit romain par les différentes Cités composant l’Empire. Cela éclaire les raisons du maintien de conflits de lois après 212 malgré l’attribution de la citoyenneté romaine, et donc l’application théorique du droit romain, à tous les habitants de l’Empire.

A-] Le droit romain : une propriété des seuls citoyens de Rome

Contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, le droit romain n’est pas octroyé aux populations conquises au fur et à mesure de l’expansion et de la conquête de Rome. Au contraire, les populations conquises conservent leur propre système de droit local et leur propre organisation. Dès l’origine donc, une très grande pluralité de systèmes juridiques coexisteront donc au sein de l’Empire romain. Il fallait cependant bien trancher les litiges qui pouvaient s’élever entre étrangers et citoyens romains. Cela sera à l’origine de la création de juridictions spéciales chargées de trancher ces litiges, ce qui n’est pas sans rappeler ce qui a pu se passer en Egypte lors de l’époque Ptolémaïque (voir post précédent).

Ces juridictions, afin de trouver des solutions aux cas qui leur sont soumis, créeront un droit spécial qui, aujourd’hui encore, est perçu comme une innovation essentielle : le jus gentium. Contrairement à ce qu’il
arrive parfois de lire, il ne s’agit nullement de « droit des gens », c’est-à-dire de droit international public, mais d’une partie des règles de droit privé romain qui avait comme particularité de s’appliquer tant aux citoyens romains qu’aux pérégrins, c’est-à-dire aux habitants de l’Empire ne possédant pas la citoyenneté romaine. Les jurisconsultes n’ont jamais cessé de considérer que le droit romain était la propriété des seuls citoyens romains, ce qui renvoie à certains développements précédents concernant la Grèce antique sur l’idée de contrat social entre citoyens, et, pour cette raison, les règles tirées du droit romain pour donner corps
au jus gentium sont basées sur la naturalis ratio. Il s’agit donc précisément des règles considérées comme n’ayant rien de spécifiquement romain.

La partie spécifiquement romaine du droit est donc à réserver aux seuls citoyens romains et le jus gentium n’aura de ce fait qu’un caractère partiel et ne constituera donc jamais véritablement un système complet de droit. L’application du jus gentium est d’ailleurs, dans un premier temps, limité aux questions commerciales. Le jus gentium n’a donc pas eu la vertu unificatrice qu’on lui prête souvent. Il ne s’agissait que d’une réponse aux conflits pouvant s’élever entre Pérégrins et citoyens romains et ce système permettait de laisser subsister une multitude de droits locaux qui continueront à régir une très large partie de la vie quotidienne des différents habitants de l’Empire.

Enfin, le jus gentium, droit spécialement créé pour régir les rapports existants entre citoyens romains et habitants du reste de l’Empire, connaîtra un déclin continu au fur et à mesure que la citoyenneté romaine sera accordée à un nombre de plus en plus important d’habitants de l’Empire. En 212, lorsque l’édit de Caracalla accordera le droit de Cité à l’ensemble des habitants de l’Empire, le jus gentium disparaît théoriquement : tous les habitants étant régis par un même droit, le droit romain, qui s’applique alors à tous. Les conflits de lois qui pouvaient exister précédemment ont alors vocation à disparaître : un même droit, le droit romain, s’appliquant aux différentes parties. Ce raisonnement pouvait tout à fait logiquement amener à conclure que l’édit de Caracalla a réalisé l’unité normative de l’Empire. Il n’en n’a cependant rien été pour des raisons tenant à la manière dont s’est construit l’empire et à son organisation administrative.

B-] Une organisation administrative complexe dépassant le cadre de la Cité

L’organisation administrative permet d’expliquer pour une très large part le maintien de ce pluralisme juridique même après la promulgation de l’édit de Caracalla. Il est en effet un point qui est régulièrement oublié concernant ce texte : il contient une clause de sauvegarde qui permet aux différentes populations de conserver leurs droits locaux et cela même si la citoyenneté romaine a été conférée à tous les habitants de l’Empire. C’est dans ce cadre que se pencher sur l’organisation des relations « administratives » entre Rome et les territoires placés sous sa bannière peut revêtir toute son importance.

La nature de ces relations était extrêmement diverse et dépendait pour une large part d’éléments historiques quant aux rapports avec la Cité considérée. On peut cependant isoler deux grands types de relations avec
la capitale romaine selon la forme qu’a pris l’acte intégrant une Cité à l’Empire.

1. Il y a lieu de considérer les Cités qui se sont liées à Rome par traité tout d’abord. Ces Cités n’étaient pas soumises à l’autorité du gouverneur de la province dans laquelle elles se situaient ce qui leur permettait de rester totalement indépendantes et souveraines sur le plan législatif. C’est un cas de figure qui évoque plutôt une organisation de type confédéral : la nature de l’acte liant les Cités, aussi nommées dans ce cas civitates liberae ac foederetae, est un acte qui se situe par nature dans l’ordre international et suppose un échange de consentements entre personnes publiques souveraines.

2. A côté de ces Cités qui s’intégraient par Traité à l’empire, existaient aussi des Cités dont l’appartenance à Rome avait été décidée par un acte unilatéral : lex data, senatus consulte, …. Cela ne signifiait néanmoins pas pour autant un alignement pur et simple sur le droit romain, ne serait-ce que pour les raisons précédemment évoquées. En effet ces Cités conservaient au contraire une certaine autonomie législative que cet acte garantissait. Cela n’est pas sans rappeler ce qui a pu se dérouler lors du rattachement de certaines provinces au Royaume de France à partir du XIII ème siècle ainsi que cela sera envisagé plus loin. Il faut cependant relever que ces Cités intégrées par acte unilatéral se trouvaient dans une situation beaucoup plus précaire que celles assimilées par traité : l’acte édictant leur soumission à Rome était révocable par les citoyens de Rome qui pouvaient ainsi revenir sur les droits accordés et donc sur  l’autonomie législative consentie à la Cité en question. C’était impossible dans l’hypothèse d’une intégration par traité.

Ce qu’il convient de noter et qui ressort surtout de l’organisation administrative telle qu’elle était conçue au sein de l’Empire, c’est l’extrême diversité des législations locales qu’elle permettait de maintenir en accordant une très large liberté aux Cités rattachées, volontairement ou non, à Rome. La clause de sauvegarde insérée dans l’édit de Caracalla est d’ailleurs là pour rappeler que cette extension du droit romain à tous les habitants de l’Empire n’est qu’une possibilité, une option pourrait-on écrire.

Cela souligne également la difficulté qu’il peut y avoir à qualifier une organisation administrative : si l’organisation de Rome évoque un système qui se rapproche du fédéralisme par certains aspects (autonomie législative permettant le pluralisme juridique), par d’autres, il fait plutôt penser à un système centralisé unitaire (en accordant telle ou telle compétence et tel ou tel droit par acte unilatéral) et enfin, il peut parfois se rapprocher d’une confédération (cas de l’intégration par traité de certaines Cités). La vision unitaire qui est souvent véhiculée est donc très largement infondée : l’organisation administrative, même si elle plaçait toutes les Cités de l’Empire sous la seule souveraineté de Rome, laissait exister un pluralisme juridique particulièrement important ainsi que de très nombreux systèmes de droit.

Cela a permis à des conflits de lois entre habitants de l’Empire de perdurer même après la promulgation de l’édit de Caracalla en 212.

C-] Règles de répartition des différents droits et réception des règles du droit romain

A présent que l’existence et les raisons de ce pluralisme juridique au sein d’une même entité politique ont été explicitées, reste à se demander comment se déterminait le champ respectif des différentes législations lorsque survenait ce que l’on peut – véritablement – qualifier de conflits de lois internes. Il semble tout à fait raisonnable d’affirmer que la résolution de la plupart des conflits de lois se faisait selon le critère de la personnalité des lois. Mais cette affirmation est néanmoins à nuancer et l’on s’en rendra compte aisément en se penchant sur les deux situations susceptibles de se rencontrer.

Il s’agit en premier lieu de la situation du pérégrin se trouvant à Rome. Ainsi que cela a été mentionné, le jus gentium est précisément là pour trancher ce genre de situation. Il existe cependant des cas où ce droit, plutôt dédié aux relations commerciales, ne suffit pas : en matière de droit familial, par exemple, le recours à ce droit ne sera d’aucun secours. En pareil cas, seules deux solutions s’offrent : l’application de la loi pérégrine ou celle de la loi romaine. Si l’application de la loi pérégrine sera très souvent préférée, celle de la loi romaine, pourtant par principe inapplicable à des étrangers, ne sera cependant pas systématiquement exclue.

Le juge aura parfois recours, dans un but d’équité, à une fiction juridique : « si civis romanus esset » pour dégager une solution considérée comme équitable et l’appliquer au pérégrin bien que le droit romain soit proprium romanorum.

Deuxième hypothèse : celle d’un citoyen de Rome hors de l’Italie. Dans ce cas, il y a lieu de revenir sur ce qui a été mentionné précédemment concernant l’organisation administrative. Si le citoyen romain se trouvait dans une ville sujette, c’est-à-dire intégrée à l’Empire par acte unilatéral, jamais il ne pouvait se trouver soumis au droit local et conservait même éventuellement le droit de faire trancher l’affaire à Rome en faisant appel à l’Empereur et relevait en tout état de cause de la juridiction du gouverneur de la Province qui, dans cette
hypothèse, appliquait le droit romain. En revanche, si le citoyen romain se trouvait dans une Cité libre, ayant adhéré à l’Empire par traité, alors il se trouvait soumis à la loi locale de cette Cité sans possibilité d’appel au droit romain ou à l’Empereur.

Cela permet de souligner le lien particulièrement fort existant entre organisation administrative et conflits de lois : les Cités ayant adhéré à l’Empire par traité et ayant conservé une certaine souveraineté continuent finalement à n’appliquer sur leur territoire qu’un droit unique, local, tandis que celles ayant été intégrées à l’Empire par acte unilatéral, si elles ont conservé leur législation, se voient malgré tout contraintes d’appliquer un autre système juridique que le leur et donc de recevoir au moins en partie le droit romain en certaines
hypothèses.

Les « grandes invasions » bouleverseront ce système en provoquant la disparition de l’Empire et amèneront un retour à un système rappelant celui des Cités grecques des premiers temps. Ce système évoluera cependant rapidement.

Mon prochain post, ce sera : “Les conflits de lois au cours du premier moyen-âge : entre personnalité et territorialité”.

A bientôt,

Nicolas Caré

 

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