La conception du pluralisme juridique pendant l’antiquité grecque

PARTIE I

LES LIENS ENTRE PLURALISME JURIDIQUE, CONFLITS DE LOIS ET SOUVERAINETE

CONFLITS DE LOIS ET CONSTRUCTION DE LA SOUVERAINETE : APPROCHE THEORIQUE

Les conflits de lois ont longtemps été assimilés à des conflits de souveraineté : c’est notamment ce qu’a avancé le Pr. Bartin au XIX° siècle et de nombreux auteurs à sa suite, ce qui rendrait inenvisageable l’existence de conflits de lois au sein d’un Etat, seule personne publique souveraine. Cela revient également à s’interroger sur l’existence d’une identité de nature entre conflits interterritoriaux à l’intérieur d’une même unité politique et conflits de lois proprement internationaux. Une analyse historique permettra de répondre en partie à cette question et, parallèlement, de comprendre comment l’Etat moderne (souverain) s’est peu à peu construit.

On s’apercevra à la lumière de l’histoire que la souveraineté s’accommode mal des conflits de lois internes mais qu’elle n’est pas incompatible avec un certain pluralisme juridique. La différence entre conflits de lois et pluralisme juridique que nous ferons réside pour l’essentiel en ce que, dans le cas de conflits de lois « internes », l’Etat ou un de ses organes ne peut imposer la règle de conflits à mettre en œuvre : ce sont les entités infra étatiques qui décident de la norme applicable à une situation donnée.

Dans le cas du pluralisme juridique, l’Etat détermine la norme qui s’imposera à une situation donnée quand deux normes sont en conflit en établissant la règle de conflit à appliquer et qui a compétence pour la mettre en œuvre (sur ce point J-B AUBY, « la décentralisation et le droit », LGDJ 2006 p. 138 notes 1 & 2), ou même détermine directement le droit matériel à mettre en œuvre.

Cette étude historique, si elle suit un ordre chronologique, doit surtout permettre de mettre en relief deux points :

 La réduction tant des conflits de lois que du pluralisme juridique est intimement liée à la construction de l’Etat ainsi qu’à la mise d’un véritable système international auquel seul un Etat peut normalement accéder.

 L’importance du concept de Nation dans la construction de la souveraineté en raison du caractère transcendant qu’elle possède.

On s’apercevra, à l’issue de cette partie, que deux grands types d’organisations étatiques subsistent. Celles qui ont accordé une place prépondérante à la notion de Nation lors de la construction de leur Etat ne connaissent qu’un pluralisme juridique très limité. En revanche celles qui sont issus de l’association de différentes entités, et qui ne se sont donc pas inscrits dans une problématique de construction nationale, connaissent un pluralisme juridique encore très affirmé pouvant se rapprocher de véritables conflits de lois. Cela autorise à s’interroger sur la place de la personne publique englobant l’ensemble des entités placées, théoriquement tout du moins, sous la coupe de l’Etat fédéral.

On reconnaîtra aisément dans le premier cas, l’Etat-Nation unitaire à la française et dans le second cas, les Etats fédéraux dont la diversité juridique peut sembler parfois mettre en cause la souveraineté de l’Etat fédéral. L’analyse historique permettra de mettre en relief cette division entre ces deux formes d’organisation étatique.

CHAPITRE I
LA PERIODE PRE-ETATIQUE

Cette période, que l’on peut qualifier de pré-étatique au regard du mode d’organisation des Etats modernes, est marquée par le refus d’accorder une capacité juridique aux étrangers et par l’aspect exclusif de la souveraineté qui en est le corollaire. Le pouvoir normatif ne souffre dans cette période aucune concurrence : l’idée même de conflits de lois est théoriquement impensable. La base de la souveraineté, le cadre réduit des réseaux de solidarité, souvent ethniques et / ou territoriaux, expliquent pour une très large part, cette quasi inexistence de conflits de lois et donc d’une quelconque diversité normative au sein des Cités-Etats : B. AUDIT (« droit international privé », 3°éd. Economica, 2000 § 67) parle même de préhistoire des conflits de lois.

Cependant, ce principe, qui paraît imposer une absence de pluralisme juridique, a souvent été contrecarré par la pratique. Le développement des échanges hors du cadre de la Cité, la création de colonies sur d’autres territoires et la nécessité de protéger ses propres ressortissants aboutira à la mise en place d’instruments juridiques permettant de reconnaître une capacité juridique au moins partiel aux étrangers. Il faut néanmoins relever que, même dans ce cas, c’est toujours la loi du for qui s’applique : il n’y a pas d’intrusion d’un droit étranger.

Parfois les entités politiques iront beaucoup plus loin et, que ce soit par voie conventionnelle ou par actes unilatéraux, admettront l’application d’un droit étranger ou l’existence d’une pluralité de normes applicables, donc de pluralisme juridique et cela parfois dans des proportions importantes. La reconnaissance de la relativité du droit positif d’une Cité et de l’altérité devient dès lors possible malgré la structure totalement « unitaire » des Cités antiques au sein desquels ne devrait, en théorie, n’exister qu’un droit unique.

Ces différents aspects se retrouvent au cours de la très longue période considérée. Le principe de défiance vis-à-vis de l’étranger y sera toujours très sensible mais systématiquement, avec les ruptures historiques et le développement des relations économiques, des procédés se mettront en place afin d’atténuer cette méfiance.

SECTION I
L’EXISTENCE D’UN PLURALISME JURIDIQUE PENDANT LA PERIODE GRECQUE

Ce qui caractérise la période de l’antiquité grecque, c’est qu’elle est marquée par le refus de reconnaître toute capacité juridique et tout droit à l’étranger à la Cité. La doctrine du droit international privé s’en fait, à juste titre, largement l’écho. Ainsi H. BATIFFOL peut-il indiquer dans ses « aspects philosophiques du droit international privé » (éd. Dalloz, 1956, 1° éd, 2002 rééd., § 68) : « une des constatations les plus curieuses de l’histoire du droit international privé est que l’étranger a été considéré originairement par les civilisations antiques connues de nous comme dépourvu en principe de tout droit dans la Cité ».

On retrouve cette constatation dans la plupart des manuels de droit international privé. Le Pr. Audit dans son manuel « droit international privé » (éd. Economica, 3° éd., 2000, § 67) parle de préhistoire des conflits de
lois et relève « une absence de théories et de pratiques connues » et le Pr. Courbe dans son manuel « droit international privé » (éd. A. Colin, 2° éd. 2003, § 28) note que « l’Antiquité n’est pas une période propice à l’apparition des conflits de lois. L’étranger n’y est pas alors sujet de droit ».

Cela aboutit fort logiquement, en théorie tout du moins, à l’absence de tout pluralisme juridique. En effet, soit on se trouve en présence de deux individus possédant une capacité juridique, et il ne peut alors s’agir que de citoyens appartenant à la même cité, soit un étranger est partie à l’affaire et sa qualité de sujet de droit n’est pas reconnue. Il ne peut donc ester en justice ou faire valoir un quelconque droit. Ainsi le pluralisme juridique, l’existence même d’un autre droit qui peut en résulter, est nié à sa base.

Cependant, ce principe est à nuancer grandement dans le cas des Cités grecques. Ainsi H. BATIFFOL (op. cité, § 68) relève que le principe de l’absence de reconnaissance de droits à l’étranger était « notablement tempéré dans les faits ». Plusieurs moyens permettront tout à la fois de reconnaître la jouissance de certains droits aux étrangers et d’introduire une certaine pluralité quant au droit applicable au sein des différentes Cités.

Des traités ont été conclus entre les Cités concernant leurs ressortissants respectifs. Ces conventions pouvaient parfois aller extrêmement loin dans l’intégration normative et n’avoir à ce titre rien à envier aux traités bilatéraux régissant encore de nos jours les relations entre certains Etats.

Cela aboutira, en raison précisément de la reconnaissance d’autres systèmes juridiques qu’implique la conclusion de traités, à la mise en place progressive d’une certaine communauté juridique entre les différentes Cités impliquant une certaine convergence des règles de droit applicables ce qui peut fortement diminuer les cas de conflits (lorsque les normes applicables sont les mêmes). Cette thèse a été défendue par le Pr. L. MITTEIS dès le XIX° siècle (L. MITTEIS, « Reichsrecht und Volksrecht », 1891).

Il faut enfin dire quelques mots, même si ce n’est pas le moins important, du cas tout à fait particulier des Cités établies Outre-mer par les Grecs, notamment en Egypte. Le droit des colons se trouvant alors fréquemment en conflit avec le droit local égyptien, il a été nécessaire d’élaborer des solutions pour résoudre les litiges nés du pluralisme juridique particulièrement important existant dans l’Egypte Ptolémaïque.

Il convient donc d’étudier successivement trois aspects :
− Le principe de l’absence de capacité juridique de l’étranger.
− L’importance du droit conventionnel et ses conséquences, notamment le rapprochement du
droit des différentes Cités.
− L’aspect original du droit qui a été mis en place outre-mer, particulièrement pendant la période de l’Egypte ptolémaïque, par les colons grecs.

A-] Un principe : l’ignorance de l’étranger

Ce principe de l’étranger ignoré est le point sans doute le plus frappant de cette période et avait pour conséquence l’existence d’une institution typique au premier temps de l’Antiquité grecque : le συλαν. L’étranger pouvait être dépouillé ou même tué sans que qui que ce soit ne songe à y voir une quelconque violation du droit. Cette exclusion de l’étranger hors du champ du droit, si elle sera tempérée, perdurera longtemps. C’est ainsi qu’encore en – 451 PERICLES, pourtant champion de la démocratie athénienne, fera voter une loi excluant les « sangs mêlées ».

De même ISOCRATE affirmera « entre Grec et Barbare, il n’y a pas moins de différence qu’entre l’homme et l’animal. La supériorité des Grecs leur assure des droits : il est naturel et juste que les Barbares leur obéissent comme les esclaves aux hommes libres ». Cette exclusion du droit, dans laquelle l’étranger était tenu, peut donc être considéré comme un principe juridique de cette époque. Il faut cependant noter que cela n’est pas propre aux systèmes des Cités grecques : les systèmes basés sur ce principe de la Cité-Etat – et d’une manière générale tous les systèmes sociaux organisés sur un système lignager – connaissent une exclusion de l’étranger. Ainsi, si l’on en croit P. GRANET dans son ouvrage « civilisation chinoise » (1929), les chinois de la période antique se considéraient seuls comme des hommes et les barbares, c’est-à-dire notamment ceux qui ne parlaient pas chinois, étaient considérés comme des bêtes bonnes à manger. De même en Inde, l’étranger est soumis à la loi de Manou et se trouve au-dessous du paria, dépourvu de tout droit et de toute protection (voir P. ESCHBACH, « introduction à l’étude du droit », 3° éd., 1856, p. 589).

De nombreux auteurs ont tenté d’expliquer ce point et il convient notamment de mentionner les explications fournies par M. FUSTEL DE COULANGES qui précise dans son ouvrage « la Cité antique » (Flammarion, 1984) : « on reconnaissait le citoyen à ce qu’il avait part au culte de la Cité, et c’était de cette participation que lui venaient tous ses droits civils et politiques.

Renonçait-on au culte, on renonçait aux droits. (…) Si l’on veut définir le citoyen des temps antiques par son attribut le plus essentiel, il faut dire que c’est l’homme qui possède la religion de la cité. C’est celui qui honore les même Dieux qu’elle » (op. cité p. 226-227). Ces réflexions ont guidé la thèse de M. EL HOUIESS (« personnalité et territorialité », thèse Paris II, 2000) et, au-delà de l’aspect lignager qui marque ces sociétés, le critère religieux fournit effectivement une excellente base d’explication, surtout à une époque ou normatif, religieux et politique se confondent. De cela découle, ce qu’a d’ailleurs souligné A. FOUILLEE (« la science sociale contemporaine », 1885, 2° éd.), l’idée que les lois sont l’œuvre d’un groupe social et qu’elles sont destinées à régir ce seul groupe.

Cette exclusion de l’étranger semble même trouver un fondement inattendu dans le contrat social : EPICURE pose que dans la mesure où les étrangers ne sont pas parties au contrat qui lie les citoyens entre eux, ils ne peuvent donc à ce titre disposer de Droits. Ce point sera développé ultérieurement et J-M. GUYAU dans « la morale d’Epicure et ses rapports avec les doctrines contemporaines » a beaucoup insisté sur cet aspect dans son ouvrage. Cela peut rappeler ce qui s’est passé en France lors de la Révolution Française où tous les citoyens sont cocontractants sur un pied d’égalité et où seuls les citoyens partie au contrat peuvent prétendre bénéficier de droits.

Il existe néanmoins une différence substantielle : la Révolution avait une visée universaliste que n’avaient pas les Cités grecques, même si certains courants philosophiques de l’Antiquité allaient en ce sens. Ainsi les Stoïciens ont-ils affirmé l’unité du genre humain. De même, les sophistes, dans leur volonté de réaliser la cité universelle, appellent-t-ils à la liberté et à l’égalité de tous.

Dès lors, il ne restait qu’une seule possibilité pour concilier cette conception exclusiviste de la souveraineté et le développement des relations avec d’autres systèmes juridiques : ce fut la conclusion de traités entre les différentes Cités.

Mais cela fait également ressortir à quel point toute idée de coexistence de plusieurs ordres juridiques à l’intérieur de la Cité était inenvisageable : il n’y a qu’un système juridique, celui de la Cité, qui comprend les éventuels traités conclus par elle et résultant donc de son unique souveraineté.

B-] Un droit conventionnel important tempérant ce principe

Ce qui vient d’être écrit pourrait donner à penser qu’aucune relation entre les Cités n’était possible. Il n’en n’était cependant rien car l’importance du droit conventionnel a permis l’établissement de nombreuses relations juridiques entre les Cités (1). Si certains traités ne concernaient pas le droit matériel à mettre en œuvre, en ne s’occupant ainsi que de la règle de conflits, d’autres allaient jusqu’à résoudre les litiges au fond.

Cette activité internationale importante emportera une conséquence : l’apparition, au fil des siècles, d’un fond juridique commun à l’ensemble des Cités (2). Cette thèse a notamment été élaborée par L. MITTEIS (« Reichsrecht und Volksrecht », 1891) au siècle dernier et pourrait même éclairer certains aspects du droit actuel.

1-) Le droit conventionnel

Le droit conventionnel existant entre les Cités pouvait soit se contenter de désigner le juge compétent pour trancher un litige (α) soit aller jusqu’à indiquer le droit matériel à mettre en œuvre et apporter ainsi une solution directe (β) au conflit de lois.

α-) La détermination du juge compétent par les traités : les solutions indirectes aux conflits normatifs

Le Pr. LEWALD, dans son article « conflits de lois dans le monde grec et romain », RCDIP, 1968.419, en cite de très nombreux exemples. Ces traités édictent une règle de conflit permettant de déterminer l’ordre juridique devant apporter la solution au conflit. Ce qui frappe, c’est le caractère étonnement moderne de cette solution et ce qu’elle souligne surtout c’est l’égalité reconnue à l’autre Cité et à ses citoyens : c’est la reconnaissance de l’altérité qui est ainsi marquée, nonobstant le fait que les juges appliqueront systématiquement la loi du for. Cela permet de relever un des traits caractéristiques des organisations politiques des Cités-Etats : elles sont vraiment la projection d’un ordre juridique sur un territoire donné.

La détermination de la loi applicable et la détermination du juge compétent sont deux choses identiques dans le cadre des Cités – Etats : on juge toujours selon les lois de la Cité dans laquelle le litige a été introduit. Comme cela sera développé ci-après, c’est également ainsi qu’il est procédé, y compris dans le cas de prêt de magistrats entre Cités.

Dans le premier cas, l’étranger n’obtient qu’un accès au juge de la Cité dans laquelle il est mis en cause et la reconnaissance de sa capacité juridique mais aucune garantie ne lui est apportée quant à l’impartialité du droit applicable ou des magistrats qui instruisent son procès.

A cette fin certains traités institueront des systèmes de prêts de magistrats entre Cités : quand un citoyen d’une Cité était mis en cause dans une autre, des magistrats de sa Cité d’origine venaient alors participer à son procès et siéger aux côtés des magistrats de la Cité où ce citoyen était inquiété. Cependant, ces juges doivent toujours juger, ainsi que le note le Pr. LEWALD, selon les lois de la Cité où ils siègent. On relèvera la très grande complexité des relations juridiques entre Cités que cela suppose, mais surtout la volonté d’introduire des garanties procédurales particulièrement fortes.

Cependant la loi applicable reste la seule loi du for. Le principe d’unité, d’uniformité du droit lié au caractère religieux du droit ne peut tolérer le moindre pluralisme juridique.

Ces traités doivent avant tout s’analyser comme une garantie de procédure et il ne s’agit pas, en faisant participer les magistrats d’une autre Cité, de se prononcer sur le droit applicable ou de permettre l’intrusion d’un droit autre que celui de la Cité dans laquelle le jugement est rendu.

Toutefois, les traités conclus entre Cités ne se sont pas tous bornés à reconnaître au citoyen d’une autre Cité l’accès au juge ou, éventuellement, le prêt de magistrats : il est arrivé que des traités conclus entre différentes Cités aillent jusqu’à apporter une solution directe aux conflits de normes.

β-) Les solutions directes aux conflits de lois et le cas des traités conclus entre Cités

Cette solution traduit une intégration bien plus poussée des différents systèmes juridiques.

Ce point est souligné par le Pr. LEWALD puisqu’il mentionne que, souvent, les juges faisaient constater aux parties que la règle régissant leur situation, était identique et qu’en conséquence se prononcer sur la règle applicable était inutile.

Reconnaître une norme par traité, c’est également, en partie, séculariser le droit qui prend alors un caractère plus relatif. Les règles, bien qu’édictées par les divinités, prennent un caractère moins absolu.

Cela signifie également qu’il ne s’agit plus de déterminer la capacité juridique de l’étranger, qui dans cette hypothèse est juridiquement capable, mais de constater la règle déterminée par un traité prévue ou l’identité des deux normes en cause.

Cela traduit un autre élément important : la très grande proximité des règles applicables entre les différentes Cités qui dénote l’existence d’une certaine communauté de droit entre les différentes Cités. Cet aspect a été souligné par le Pr. MITTEIS au XIX° siècle et repris par le Pr. LEWALD au XX° siècle.

2-) La création d’une communauté de droit ?

La parenté juridique existant entre les systèmes juridiques des différentes Cités grecques a été soulignée par le Pr. MITTEIS à la fin du XIX° siècle. Malgré les différences existantes, les règles des Cités grecques avaient une inspiration identique ce qui explique, par ailleurs, qu’à l’occasion de certains litiges les règles matérielles applicables puissent être identiques. Le Pr. LEWALD compare cette parenté des systèmes de droit entre Cités grecques au système existant entre les Cités Etat du Moyen-âge en Allemagne, il indique ainsi : « nous pouvons donc parler d’un droit civil grec dans le même sens que nous parlons d’un droit privé germanique du moyen-âge » (H. LEWALD « conflits de lois dans le monde grec et romain » RCDIP 1968.421).

Cette comparaison, pour pertinente qu’elle soit, ne semble pas tout à fait correspondre au cas des Cités Etat de l’Empire car elles se trouvaient regroupées sous l’autorité d’un Empereur et régies par une religion, aspirant, qui plus est, à l’universalité. On ne trouve rien de tout cela avec le système des Cités : elles sont les unes vis à vis des autres dans la même situation que des Etats dans l’ordre international. Le simple fait qu’il ait fallu conclure des traités pour que les étrangers puissent avoir accès au droit ne fait que souligner ce point. Que ces traités aient pu contribuer à créer une communauté de droit n’est pas douteux, comme encore aujourd’hui les traités, voir les organismes d’intégration internationale tel l’UE, contribuent à un rapprochement des différents systèmes juridiques.

Mme DELMAS-MARTY a ainsi écrit en ce qui concerne le moyen-âge : « Pendant cette période, la plupart des universités d’Europe n’enseignent pas le droit local, qui est le droit en vigueur, mais un jus commune à vocation universelle. Il est issu du droit romain et consubstantiellement lié à l’autre droit commun de la chrétienté, le droit canonique, et cet ensemble romano-canonique est enseigné comme une méthode de raisonnement, une sorte de guide pour l’interprète. Il faut souligner que, par nature, ce jus commune est supranational, alors que le droit appliqué est local, c’est-à-dire infranational » (Pr. DELMAS-MARTY in « vers un droit commun de l’humanité », textuel, 1995 ; voir également « le pluralisme ordonné – les forces imaginantes du droit », Seuil 2006).

Il semble que cette parenté juridique des Cités grecques relève, au moins en partie, de cette hypothèse. Il est cependant un endroit où cette comparaison avec le système du Saint Empire semble totalement trouver à s’appliquer : l’Egypte Ptolémaïque où a existé un véritable système de droit pluraliste.

C-] Un cas particulier d’organisation pluraliste Outre-mer : l’Egypte Ptolémaïque

L’étude du droit en Egypte pendant la période Ptolémaïque revêt une grande importance car c’est, pour autant que nous le sachions, le seul système véritablement pluraliste au cours de cette période, c’est à dire comportant plusieurs systèmes juridiques coexistant sous une même souveraineté, celle des Ptolémée. Les solutions juridiques dégagées pour régir les rapports entre les différentes communautés coexistant sous l’Egypte ptolémaïque sont totalement différentes de celles élaborées dans les Cités grecques et, là encore, on ne peut que souligner la modernité des solutions retenues puisque la loi d’autonomie des parties, par exemple, était déjà mise en œuvre par les juges de cette époque.

Ce pluralisme juridique a pu voir le jour grâce :
 A l’extrême diversité de la population composant l’Egypte de l’époque où se côtoyait, en plus de ses habitants d’origine, des populations venues de Grèce, de Syrie ou de Perse.

 A un système politique ne connaissant pas le mode d’organisation de la Cité-Etat (à l’exception toutefois de trois Cités mais qui, précisément, étaient grecques : Naucratis, Alexandrie, Ptolémaïs). Cela a eu pour conséquence l’existence de minorités importantes au sein des villes égyptiennes, comme à Memphis par exemple. Dans ce contexte, les Ptolémée, même s’ils se sont emparés du pouvoir, ont conservé les lois égyptiennes (les lois du pays sont ainsi évoquées dans le célèbre procès d’Hermias) auxquelles se sont superposées les règles régissant la population d’origine étrangère ou coloniale.

L’existence de véritables de conflits de lois au sein d’une même souveraineté devenait donc possible, singulièrement dans les trois Cités grecques précédemment mentionnées. Les règles de conflits mises en œuvre apparaissent être, pour l’essentiel, basées sur la personnalité des lois de manière à ce que chacun soit soumis à ses lois d’origine. Cela sera également la solution retenue, ainsi qu’on le verra, dans la première partie du moyen-âge.

Le reflet de ce pluralisme juridique se lit au travers de l’organisation judiciaire de cette époque qui avait institué un Tribunal mixte, le κοινοδικιον, compétent pour les procès entre Egyptiens et étrangers. Des recherches menées, il ressort que ce Tribunal mixte cherchait à élaborer des règles de conflit objectives à mettre en œuvre pour déterminer le droit, local ou étranger, qui devait s’appliquer à la situation qui lui était soumise. Cela a pu donner lieu à des solutions tout à fait étonnantes : concernant les contrats, le juge de cette époque a considéré que, dans le silence du texte, c’était la langue choisie pour la rédaction qui déterminait la législation à laquelle les parties avaient entendu se soumettre. C’est un indice qui est encore utilisé de nos jours. C’est d’ailleurs ce qu’a indiqué la Cour de cassation dans son arrêt American Trading (Cass. Civ., 2/12/1910, grands arrêts du droit international privé n° 11).

Les difficultés quant au choix du droit à appliquer n’est pas sans rappeler ce qui se passe dans les systèmes juridiques complexes : Etats où coexistent plusieurs communautés ou Etats fédéraux. Ces questionnements, liés à l’existence de plusieurs systèmes juridiques au sein d’un même ensemble créant un ordre juridique complexe, sont clairement mises en exergue par le Pr. ARMINJON dans son cours publié au Recueil des cours de l’académie de droit international de La Haye, « les systèmes juridiques complexes et les conflits de lois et de juridictions  auxquelles ils donnent lieu », RCADI, 1949, I. A contrario dans le cadre, il est vrai étroit, de la Cité, ces problèmes ne se rencontrent évidemment pas.

Cependant, au-delà de ce personnalisme marqué, un embryon de droit uniforme pour l’ensemble de la population se trouvant en Egypte a commencé à voir le jour à la fin de la période considérée. Cela marquerait-il alors un passage à la territorialité du droit ? Même si des influences entre les différents systèmes juridiques sont certaines, elles n’ont pas abouti, comme pour le droit grec applicable aux Hellènes vivant en Egypte à cette époque, à la création d’un droit commun.

L’aspect ethnique de l’organisation politique des Cités grecques, et surtout son fondement religieux, a initialement eu comme conséquence un rejet absolu de l’étranger. Cette situation a rapidement évolué sous l’influence du droit conventionnel qui a même fini par créer et organiser un début de système juridique commun aux différentes Cités. L’existence de conflits de lois en Egypte ptolémaïque est là pour confirmer ce point et permet également de faire un lien avec le mode d’organisation du pouvoir tant politique que juridique. En effet, il est intéressant de constater que c’est dans le seul système qui n’est pas organisé sur le modèle de la Cité Etat que les conflits de lois et le pluralisme juridique ont pu se développer et permettre l’émergence de solutions juridiques nouvelles.

A cet égard, l’attitude de Rome, qui n’a connu qu’au début de son histoire une organisation sous forme de Cité-Etat, permet de se pencher davantage sur les liens existants entre mode d’organisation du pouvoir normatif et pluralisme juridique.

Mon prochain post, ce sera : “Les conflits de lois sous l’empire romain”.

A bientôt,

Nicolas Caré

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