Carl Craig : Nous jouions la sérénade à Detroit et construisions notre idée de l’avenir musical

Carl Craig: Nous jouions la sérénade à Detroit et construisions notre idée de l'avenir musical

CARL CRAIG, LA LEGENDE TECHNO, PARLE DE SES INFLUENCES MUSICALES, DE NOUVEAUX PROJETS, DE LA SCENE TECHNO DE DETROIT, DE SES “DJ SETS” PRÉFÉRÉS ET DE SON DÉSIR DE NE PAS ÊTRE ENCHAÎNÉ PAR LES ATTENTES DES AUTRES

Carl Craig est l’une des principales forces de la techno de Détroit – un genre musical né au milieu des années 80 et renvoyant à la fois à l’atmosphère douloureuse d’une ville industrielle mourante, avec des usines fermées et un enchevêtrement de problèmes sociaux, et en même temps à une passion pour le futurisme, les nouvelles technologies et l’espoir d’un avenir radieux.

Carl Craig a fait ses premiers pas dans la musique avec le mentorat de l’un des parrains techno de Détroit – Derrick May, qui a vu un grand potentiel chez le jeune Carl, alors âgé de 17 ans, et l’a aidé à sortir son premier morceau. On peut dire que ça a été un bon début, le talent de Carl a été remarqué et apprécié par un public de plus en plus nombreux, adepte de cette musique techno émergeante, complètement nouvelle et révolutionnaire.

Dès le début de sa carrière musicale, Carl Craig s’est forgé la réputation d’un artiste qui ne cesse de nous étonner et qui expérimente, passionnément et sans relâche, jouant sur différentes formes musicales. Il a souvent changé de nom de scène, comme C2, BFC, Paperclip People, 69, Innerzone Orchestra, selon ses différents projets. L’originalité de son style provient principalement d’un mix d’influences d’autres genres musicaux, allant de la musique classique, au jazz, au funk en passant par la disco. Carl décrit, à la perfection, son approche musicale à la manière d’une aventure: “J’ai une mauvaise habitude de mettre mes mains dans tout ce qui se présente, j’aime vraiment ça.”

Avec son profil de légende et la forte influence dans le monde de la techno que cela lui confère, Сarl Craig aurait pu se reposer sur ses lauriers. Bien au contraire, il se dépasse plus que jamais et déborde d’énergie creative. Il se produit régulièrement dans des boîtes de nuit et participe aux meilleurs festivals du monde entier avec des “DJ sets” et divers spectacles en direct. Depuis près de 30 ans, il dirige son propre label, Planet E Communications, dont le catalogue est depuis longtemps considéré comme la collection d’or des meilleures musiques techno.

Nous avons eu la chance de parler avec Carl Craig de ses nouveaux projets passionnants, des influences musicales qui ont formé son style, de la scène techno de Détroit, de son activité sociale avec la gestion de sa propre fondation, de ses “DJ- sets” préférés ainsi que de nombreuses autres choses intéressantes.

Interview : Dmitry Tolkunov

Salut Carl! On adorerait savoir ce que vous avez fait récemment en matière de production musicale – quelques nouveautés, remixes, collaborations intéressantes?

Salut! Je travaille sur un nouveau projet avec mon partenaire de longue date, Moritz von Oswald, et nous en avons presque fini. Il y a aussi un nouvel album de Kenny Larkin pour lequel j’ai fait un remix et j’ai travaillé avec Seth Troxler pour son projet Lost Soul of Saturn. De plus, je continue à faire la série de compilations “Detroit Love”, et nous venons de sortir le disque de Stacey Pullen dans ce concept. Beaucoup de sorties sont encore à venir!

Je continue de faire la série de compilations “Detroit Love

Il semble que votre label Planet E Communications approche d’une date anniversaire impressionnante – il aura 30 ans dans quelques années. Avez-vous des projets pour célébrer cette date?

Nous avons fêté les 20 ans de «Planet E Communications» en 2011. C’était cool de le faire. Mais, vous savez, quand vous célébrez votre label, en particulier dans le monde de la musique, 30, 40 ou 50 ans, c’est peut-être trop et il vaut mieux que la musique ne soit pas datée de cette façon. Quand tu as 50 ans, c’est une chose; quand ton label, sur lequel tu veux sortir de la musique nouvelle et contemporaine, a 50 ans, c’en est une autre… Les jeunes peuvent simplement dire dans ce cas: “Putain, c’est plus vieux que nos parents!”. Je ne veux donc pas vraiment être lié à l’âge des labels. Je préférerais juste faire de la musique, rester cohérent à ce sujet et être intemporel et sans âge.

Avant, vous aviez beaucoup de surnoms différents pour vos projets – C2, BFC, 69, Innerzone Orchestra, Paperclip People. Les utilisez-vous encore?

Maintenant, sur le net, je suis connu comme Oncle Carl ou Oncle Sweet Dick. Je vais aussi faire un projet Paperclip People au Polar Festival, je n’ai rien fait sous ce pseudonyme depuis longtemps.

Il semble que vous aimiez ajouter d’une façon ou d’une autre des instruments dans votre musique électronique. Il n’y a pas si longtemps, vous avez fait une tournée avec un orchestre symphonique pour votre dernier album, «Versus» et vous vous êtes investi dans différentes sortes de projets qui combinent de l’électronique avec des instruments acoustiques . En réalité, beaucoup de gens du monde de la techno produisent dans ce domaine. Jeff Mills et Brand Brauer Frick, par exemple, enregistrent et partent en tournée également avec des orchestres. Pensez-vous que cette approche puisse être une tendance dans le développement futur de la musique électronique?

Je pense que c’est formidable que tant de gens aient commencé à faire ces projets avec des orchestres. Cela donne plus de solidité à la musique électronique. Pour moi, la techno a toujours été une tendance qui a besoin de musicalité et d’instruments acoustiques. La techno peut être jouée sans utiliser d’électronique du tout, comme le hip-hop, qui a également été conçu à partir d’instruments acoustiques sans recourir à la programmation. La techno a besoin de la même chose.

Pour moi, la techno devrait utiliser les éléments de la musicalité et des instruments traditionnels

Pour moi, ressentir la nécessité d’utiliser les éléments live en techno est venu de la guitare. Cet élément live est un incontournable dans ma musique, ça a toujours été mon style.

Si nous parlons de votre style, j’ai toujours eu le sentiment qu’il se ressent beaucoup plus d’influences de différentes musiques noires telles que le funk et la soul que dans la musique d’autres techno-pionniers. Personnellement, j’ai toujours désigné mentalement votre style comme «techno spirituel» ou «techno à visage humain». Pensez-vous que ce sont des définitions correctes?

Oui, vous pouvez le dire comme ça. Je mets autant que possible de moi-même dans la musique. J’aime vraiment l’état d’esprit qui ressort de la musique de Moodymann et de Theo Parrish. Il est question de l’histoire idéaliste de la musique de Détroit, avec un gros impact du son Motown. Mais je ne vois pas mon son comme une continuation de cela, mon âme est principalement basée sur les choses qui m’ont influencé. Il y a beaucoup de funk, j’aime vraiment le funk et je peux m’appeler un gars funk, du fait que j’ai été influencé par beaucoup de musique européenne des années 80.

J’adore vraiment le funk et je peux m’appeler un gars funk

De temps en temps, vous jouez des sets loin de la techno, très éclectiques et reflétant probablement juste ces diverses influences musicales qui vous ont formé. Il semble que vous en tiriez beaucoup de plaisir. Avez-vous souvent l’occasion de les jouer?

Quand je joue, je joue ce que je veux jouer et ce que je pense être bon à jouer. Il n’est pas improbable que je joue quelque chose de New Order ou même de Donna Summer. Le meilleur pour moi, c’est quand je peux jouer toute la journée et commencer par exemple avec Miles Davis ou Rhythm Devils pour réchauffer les gens et moi-même. Je suis un mélomane, j’ai été amené sur cette planète pour faire de la musique, et je ne veux pas être étiqueté et réduit à ce que l’on attend de moi.

C’est comme quand vos parents veulent et s’attendent à ce que vous deveniez médecin et que vous pensiez: “Putain, je veux être skateur!” Pourquoi devrais-je laisser les gens me limiter dans leurs attentes? Toute ma carrière, j’ai brisé les attentes, j’ai toujours enfreint les règles et il est important pour moi de continuer à le faire quand je fais DJ. Et je pense que jouer les “Bad Girls” de Donna Summer dans un set techno est une sérieuse violation de ces putains de règles.

Dans un sens, pouvons-nous dire que lorsque dans vos sets vous jouez de la musique que les gens ne connaissent peut-être pas, vous apportez un aspect éducatif?

C’est éducatif à certains égards, mais je ne veux pas que les gens sentent que quelqu’un essaie de leur enseigner quelque chose. Je veux divertir les gens et au cours de ce divertissement, leur donner quelque chose d’inattendu.

Quand j’étais enfant, la diversité de la musique était très importante.

Surtout à la radio, où l’on pouvait toujours entendre quelque chose d’ancien et quelque chose de complètement nouveau. J’ai suivi cette approche tout au long de ma carrière.

Vous avez mentionné que ces DJ sets, remplis de styles différents, dont vous obtenez un réel plaisir, devraient être très longs. Quel a été le plus long DJ set que vous ayez joué?

Eh bien, ça ne me rend pas vraiment fou comme des gars comme Dubfire de Joseph Capriati qui jouent de très longs sets, qui peuvent durer 48 heures. Je pense que le plus long set que j’aie jamais joué est de 8 heures, comme une journée de travail typique.

À quoi ressemble la vie nocturne dans le berceau de la techno – votre ville natale de Détroit?

La scène techno de Détroit est construite sur une légende qui repose sur l’idée que les gens peuvent surmonter de nombreuses difficultés de la vie et s’en sortir grâce à la musique. Mais en même temps, il n’y avait qu’un seul club de techno à Détroit – le Music Institute, c’était à la fin des années 80.

C’est un sentiment plutôt étrange lorsque vous venez en ville, en vous attendant à y voir une scène techno développée, et qu’il n’y a pas un seul club de techno. Vous ne trouverez pas un lieu où vous produire ou dans lequel admirer un des pionniers locaux de ce genre musical comme Juan Atkins qui y jouerait chaque week-end. Et je pense que cela rend la techno de Détroit encore plus intéressante. Nous sommes en quelque sorte en train de construire notre temple par la musique et ce n’est pas une sorte de temple qui a besoin de murs et d’une présence physique concrète. Il s’agit d’un temple basé sur notre perception des choses, sur comment on les conçoit. Et le culte de ses paroissiens est la musique même.

Probablement d’un côté, dans ses débuts, la techno de Détroit était une façon de fuir la dépression. Mais d’un autre côté, n’avait-elle pas aussi en elle cette ambiance de tristesse et ce ressenti parce qu’elle reflétait la réalité que vous avez vue?

Oui, c’est ce que nous avons vu – l’usine fermée, l’isolement… ça nous transperçait et tout cela rejaillissait dans notre musique. Nous jouions la sérénade à Détroit et construisions notre idée de l’avenir musical.

Qu’en est-il du Detroit Music Festival dans lequel vous étiez impliqué, y participez-vous toujours?

J’ai commencé le festival au début des années 2000, mais je n’ai pas continué car je ne m’entendais pas avec la personne qui le dirigeait. Après quelques années, une toute autre équipe a repris le festival, il s’appelle maintenant Movement Festival et j’y suis à nouveau impliqué, j’ai d’excellentes relations avec les organisateurs, nous avons fait un excellent travail d’équipe au cours des 15 dernières années, et je me produis moi aussi en concert au Movement Festival.

Comment voyez-vous l’ambiance culturelle et l’atmosphère de Détroit en général en ce moment?

Détroit a eu beaucoup de problèmes au cours des 50 dernières années, depuis 1968, quelque chose comme ça. Il y a eu des problèmes avec l’industrie automobile, la récession, puis l’embargo pétrolier – tout cela a beaucoup affecté la ville. À un moment donné, Détroit a entamé une mort lente. Maintenant, la ville a réussi à se remettre de la faillite. Je pense qu’il est très important pour Détroit que soient mis en place des projets qui pourraient captiver les jeunes et dont ils aimeraient certainement faire partie. C’est vraiment le point de depart pour dynamiser la ville et avoir un nouvel essor pour le développement futur.

Détroit doit avoir le sentiment que vous ressentez lorsque vous venez au casino. Je ne veux pas dire littéralement que Détroit devrait devenir comme Las Vegas, je veux dire exactement au niveau des sensations – ce sentiment lorsque vous allez au casino et voyez un joueur chanceux à la table de jeu et que vous voulez tenter votre chance également et voir ce que ça fait. Détroit a besoin de plus de ces joueurs chanceux qui défient le sort.

En plus de faire de la musique, vous êtes impliqué dans une activité sociale vraiment noble, vous avez votre fondation qui aide les enfants talentueux musicalement. Comment vont les choses avec la fondation en ce moment?

La fondation a commencé avec l’idée qu’elle aiderait la prochaine génération de musiciens talentueux de Détroit. Mais j’ai fait tellement de tournées récemment que je n’ai pas prêté autant d’attention à la fondation que ce qu’elle nécessitait, mais j’espère que je pourrai y travailler davantage quand j’aurai un répis. J’ai également l’intention de coopérer avec d’autres fondations comme la Fondation Marcus Belgrave qui existe toujours même après son décès. En réfléchissant ensemble en équipe, nous pouvons faire de grandes choses.

Avec toutes les tournées que vous faites, avez-vous des villes et des endroits préférés où vous aimez jouer plus qu’ailleurs?

Panorama Bar à Berlin c’est bien. J’aime aussi jouer au Japon, les gens là-bas sont très ouverts, plus ouverts que nulle part ailleurs dans cet univers musical. New York et San Francisco sont toujours d’excellents endroits pour jouer. Mais j’ai joué réellement dans de nombreux grands festivals, dans des clubs et aussi dans des espaces plus privés comme des arrière-salles, ou même dans le sous-sol de la maison de Ricardo Villalobos.

Avez-vous déjà eu l’occasion de jouer en Andorre, ou au moins de venir visiter le pays?

J’ai joué en Andorre au moins deux fois. C’est un endroit agréable et le trajet depuis Barcelone était vraiment sympathique. Le seul problème que j’ai eu en Andorre était pour surfer sur Internet avec mon téléphone, c’était très lent.

J’espère vraiment vous voir en Andorre avec vos grands spectacles prochainement et qu’il n’y aura aucun problème avec votre connection Internet. Merci beaucoup pour cette conversation intéressante, Carl!

 Je vous remercie!

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