Anouk Wipprecht: Le monde de la science-fiction est beaucoup plus proche maintenant

Anouk Wipprecht nous a parlé de ses derniers projets, du transhumanisme, des trois lois de la robotique, du lien entre technologie et mode dans le monde moderne

Anouk Wipprecht est une créatrice de mode néerlandaise et inventeur des technologies du futur. Ses œuvres se situent au carrefour de la mode, de la science et des technologies et sont l’un des signes visibles de l’évolution rapide du monde moderne. Anouk crée des démos et des showcases pour de grandes marques comme Audi et Swarovski. L’autre partie «cachée» de son travail consiste en des tests bêta pour les grandes entreprises technologiques.

Elle crée de fantastiques costumes de scène, intimement liés à la technologie, pour de grandes stars de la pop et réalise des projets pour des spectacles présentés dans le monde entier comme ceux du Cirque du Soleil. Le vaste champ de ses activités multidisciplinaires qui combine les dernières innovations en matière de technologie, de sciences et de mode s’appelle FashionTech. Nous avons eu une excellente opportunité de parler avec cette femme talentueuse de ses nouveaux projets, de l’impact de la pandémie sur les artistes et les inventeurs, du danger potentiel des nouvelles technologies, des attitudes à l’égard du mouvement de protestation Black Lives Matters en Amérique, des idées qui nourrissent son travail et d’autres sujets importants.

Interview: Dmitry Tolkunov

Salut Anouk! Merci beaucoup d’avoir trouvé un moment pour nous dans votre emploi du temps très chargé. Nous serions intéressés de connaître les projets sur lesquels vous travaillez actuellement.

Salut Dmitry! Hmm… Je viens de terminer mon dernier projet et je l’ai envoyé à Paris. C’est un travail pour une grande entreprise de jeux et pour leur nouveau jeu qui sortira en octobre ou novembre de cette année. Je ne peux pas en parler beaucoup avant la présentation officielle; c’est encore secret. Mais c’est un modèle coloré et imprimé en 3D.

Demain, je commence un autre projet, ce sera une œuvre pour le festival Ars Electronica qui aura lieu en Autriche à Linz, en septembre. Ce projet sera plus une recherche et une combinaison de différentes technologies et sera basé sur la mesure des signaux cérébraux et leur transformation en données que vous pourrez voir. Je ne peux pas vraiment parler des projets en détail avant leur sortie, mais ça va être intéressant aussi. Puis, en septembre, je suis à nouveau libre pour de nouvelles explorations et projets.

Habituellement, votre travail couvre un large éventail de domaines qui se situent au carrefour de la mode, des technologies et de la science. Vous définissez-vous comme une artiste ou comme une inventeur de technologies du futur?

Je travaille principalement avec des entreprises et des marques. De nombreuses entreprises m’ont laissé travailler avec leurs technologies ou même dans leurs laboratoires en utilisant de nouvelles machines et outils de haute technologie, ce qui pour moi s’apparente à un terrain de jeu formidable.

Les robes que je fais pour les marques mettent en lumière une partie plus artistique de ce que je fais.

La partie la moins visible de mon travail, c’est la recherche pour un large éventail d’entreprises et les tests bêta. Elle porte davantage sur le domaine de la science et de l’ingénierie.

En plus de travailler avec des entreprises et des marques, travaillez-vous déjà avec des clients privés?

Ce que je fais principalement, ce sont mes collaborations avec des entreprises et des marques technologiques. Parfois, si quelqu’un que je connais me demande de faire une robe, je peux le faire. Habituellement, ces projets me sont commandés par des personnes de l’industrie du divertissement ou de la musique. Cela peut être une robe pour un gala ou une vidéo musicale, tout comme les projets que j’ai réalisés pour Black Eyed Peas ou Red Bull. Parfois, cela peut être des projets très intéressants, comme celui que j’ai fait pour Viktoria Modesta, projet qui était vraiment multidisciplinaire et réalisé en collaboration avec le studio MONAD. C’était un hybride d’un costume et d’un instrument de musique.

Je crée très rarement une robe pour un client privé. Mais dans ce cas, je dois bien connaître la personne et la comprendre car il s’agit d’un design vraiment personnalisé. Il doit y avoir un récit technologique, ou une histoire qui aiguise mes sens et donne un lien entre cette personne et mes pensées technologiques qui, je pense, lui conviendront ou s’adapteront à son état d’esprit ou à son esthétique.

Les robes que vous faites sont exclusives et conceptuelles. Pensez-vous qu’il y ait une chance que vos idées soient bientôt largement utilisées sur le marché de masse?

J’en suis sûre. L’esprit humain est attiré par les technologies qui aideront à sentir notre corps et notre environnement à l’aide de gadgets électroniques, ce genre d’idées plaît à beaucoup, je pense. Cela donne également aux gens un regard différent sur la technologie, lorsque les robes sont liées à leur propre corps et à leur environnement. Je reçois tous les jours des courriels de personnes qui veulent acheter mes robes, en particulier la robe Spider.

La plupart du temps, je crée ces robes sur mesure pour une occasion précise, une marque ou un événement. Et souvent, elles se retrouvent dans un musée qui les réclame, voire même en  plusieurs exemplaires ; les copies sont présentées dans différents musées en fonction de la demande.

Actuellement, 10 pièces différentes se trouvent dans différents musées à travers le monde: la Smoke Dress à Autodesk Gallery, la Spider Dress et la Agent Unicorn au Computer Museum de Paderborn et au Museum of Industry de Chicago (exposition Wired to Wear)… La Synapse Dress vient de rentrer d’un musée à Arnhem, aux Pays-Bas. Elles voyagent dans le monde entier.

J’aimerais bien faire des robes plus simples qui pourraient être commercialisées, mais ces pièces prennent aussi beaucoup de temps et sont très personnelles. Et quand je les expose, c’est aussi de la recherche pour moi: comment les gens réagissent-ils? Dans quelle mesure sont-ils conquis? Que puis-je modifier? Pendant que ma modèle défile, je pense à toutes ses choses. C’est marrant. C’est beaucoup de travail qui comprend la conception et les logiciels, l’ingénierie et la fabrication, tout à la fois.

C’est comme construire un robot, et aussi réinventer la roue à chaque fois, puisque chaque mécanisme de chaque robe est différent. Non, je préférerais passer ce temps à créer quelque chose de complètement nouveau plutôt que de me concentrer sur la production. J’utilise plutôt ma créativité et mon temps pour faire émerger de nouvelles idées folles. Mais je suis intéressée par la production d’autres choses. Je n’y suis pas encore arrivée, je suppose que c’est parce que je suis toujours occupée.

Il est intéressant de noter que la robe Spider que vous avez fabriquée en 2011 est remise au goût du jour dans ce contexte post-pandémique avec l’importance de maintenir la distance sociale.

Oui. Et je viens de créer une nouvelle robe – Proximity Dress. Elle a également une signification et un objectif particuliers en ces temps de pandémie de COVID-19. Elle est basée sur un principe de défense de votre espace, comme Spider Dress, et vous protège lorsque quelqu’un s’approche de vous. J’ai fait la Proximity Dress pour moi-même car elle est vraiment utile aux USA où je vis maintenant parce que les gens ne prennent pas toujours leurs distances.

Dans ce cas, c’est une bonne chose d’avoir un système sur votre corps qui peut détecter une présence et y réagir en créant une barrière physique.

Cette Proximity Dress, je l’ai créée pour moi-même comme projet personnel mais j’ai eu beaucoup de demandes.

Le monde de la science-fiction est beaucoup plus proche maintenant qu’il ne l’était il y a 20 ans lorsque je commençais à peine. En raison des nouvelles technologies nous vivons une époque incroyable. Là où j’attachais de gros ordinateurs au corps au début des années 2000 – maintenant, j’utilise des microcontrôleurs. Leurs composants sont si petits qu’ils peuvent facilement être intégrés. Les designs que nous créons nous-mêmes sont intelligents et peuvent nous aider d’une autre  manière. Et de plus en plus de gens s’intéressent de plus en plus à ces choses.

Pour mes recherches sur les notions de mode, de sciences, de technologie et de corps, il est toujours très intéressant de découvrir de quel genre de robes certaines personnes ont besoin et pour quelles raisons.

Par exemple, Spider Dress était plutôt une chose conceptuelle avec un design compliqué et imprimé en 3D. C’est comme une déclaration claire et dure: «Eh, reste loin de moi».

Habituellement, les gens qui vivent dans les grandes villes s’y intéressent. Ils le voient comme une tenue optimale à porter dans des espaces publics bondés comme les métros pour garder une distance sociale.

Proximity Dress semble plus simple. Elle est vraiment facile à mettre, elle est confortable à porter, et elle est vraiment efficace car elle possède des capteurs de proximité et des capteurs thermiques dans la partie du cou et sur les hanches. Et elle repose sur le même concept de prise de conscience de distanciation.

La robe Smoke a également un message de distanciation sociale, mais elle est présentée d’une manière beaucoup plus amicale. Elle est très élégante et presque classique. Et elle ne vous attaque pas comme la robe Spider; elle relâche juste doucement un peu de fumée quand quelqu’un s’approche trop de vous.

Aussi, j’aime quand mon travail aide les gens. Un exemple de ce genre de travail pourrait être mon projet Agent Unicorn – un casque en forme de corne de licorne spécialement conçu pour les enfants qui ont des problèmes d’attention. Le casque a une caméra à l’intérieur pour analyser les ondes cérébrales. Lorsque l’enfant se concentre, la caméra commence à fonctionner. Cela aide vraiment à analyser et à comprendre ce qui déclenche vraiment l’attention de ces enfants.

Il existe différents types de personnes qui gravitent autour de différentes sortes de robes, et le type de robe qu’elles choisissent dépend beaucoup de la géographie et de leur état psychophysique. Et c’est intéressant – comment ces interactions sont perçues différemment en raison de la culture, de la géographie, des émotions, de la société, etc.

Vous utilisez beaucoup d’idées et de technologies innovantes dans vos projets. Les brevetez-vous en tant que vos propriétés intellectuelles?

J’ai beaucoup d’idées, et je préfère tout le temps proposer quelque chose de nouveau plutôt que de me concentrer sur l’ancien. Le brevetage est un ancien système qui permettait à de nombreuses entreprises de s’enrichir. Mais il limitait également de nombreux inventeurs. Par exemple, tous les développements liés aux imprimantes 3D a longtemps été limité par les brevets. Quand ces brevets n’ont plus eu cours, tout a commencé à s’épanouir en tant qu’industrie complètement nouvelle, se développant dans des directions inattendues et donnant une impulsion à la création de nouvelles technologies.

Bien sûr, cela devient frustrant quand quelqu’un entre sur le marché avec vos idées et les monétise avec succès.

Une personne créative propose toujours quelque chose, tandis que les personnes moins douées mettent souvent vos idées en circulation et les mettent sur le marché.

Je pense qu’il y a un côté émotionnel et professionnel à ce problème.

De nos jours, de nombreuses startups sont créées dans le but de bien se vendre à l’avenir. Je trouve cette motivation étrange. Même lorsque je travaille sur une commande et que j’ai fini mon travail, j’ai toujours le sentiment que je donne quelque chose de précieux et qui me tient à cœur.

Je soutiens le mouvement DIY (Do it yourself) et Open Source – gardez pour vous ce dont vous avez besoin, et donnez ce qui ne vous n’est pas vraiment nécessaire. Soumettez votre invention à des sources ouvertes afin que tout le monde puisse utiliser et apprécier les résultats de votre travail!

Nous pouvons dire que presque tous vos projets sont inspirés du transhumanisme – un concept philosophique qui considère la possibilité d’améliorer les capacités physiques et intellectuelles d’une personne en utilisant les nouvelles technologies. Beaucoup de gens sont intimidés par ce concept, y voyant les dérives d’un avenir dystopique dans lequel la conscience humaine est contrôlée par l’intelligence artificielle et les algorithmes. Que pensez-vous de ceci?

Ce que je fais, en effet, a un fond largement transhumaniste. J’essaye de faire entrer en symbiose les capacités humaines avec la robotique. Dans la science-fiction, nous pouvons voir à la fois des images d’un avenir technologique brillant et des dystopies où les gens vivent dans une société contrôlée totalement par la technologie. Et je pense que notre tâche est précisément de choisir le côté vers lequel nous irons.

Lorsque je travaille avec les nouvelles technologies, je m’assure de suivre les trois lois de la robotique, qui sont les règles de base du comportement des robots formulées par l’écrivain de science-fiction Isaac Asimov.

En tant qu’inventeur, j’aimerais avoir accès à autant de données que possible – cela aide à créer des technologies, à rendre les robots plus intelligents et les algorithmes par lesquels ils fonctionnent plus clairs et plus efficaces. Mais en tant qu’artiste, je soutiens la vie privée inconditionnelle, c’est l’un des fondements les plus importants de l’existence humaine, ce qui nous rend humains. Un sentiment d’intimité est très important.

La technologie aura toujours besoin de données et les gens auront toujours besoin de confidentialité. Et c’est un dilemme très sérieux. Dans mes œuvres, je n’utilise jamais de technologies de reconnaissance faciale. Les gens ne se sentent pas en sécurité lorsqu’ils sont filmés par des caméras, car les enregistrements restent dans le tableau de données et peuvent ensuite être utilisés de différentes manières.

J’utilise uniquement des capteurs qui mesurent la distance, la température et d’autres paramètres physiques. Nous pouvons donc toujours choisir les méthodes avec lesquelles travailler. C’est un sujet intéressant, on en parle beaucoup maintenant dans les cercles transhumanistes, et j’espère vraiment qu’une discussion ouverte nous aidera à prendre les bonnes décisions.

Je pense que la solution à ce problème fait partie des nombreuses questions sérieuses que les réalités turbulentes du monde moderne nous présentent. Tous ces événements dramatiques qui se sont produits ces derniers mois, comme les manifestations de Black Live Matters en Amérique, la pandémie de COVID-19 et les longues quarantaines, font certainement beaucoup réfléchir l’humanité. Quels sentiments et pensées avez-vous?

Tout cela a ses côtés positifs et négatifs. Il y a de nombreux problèmes en Amérique en ce moment, et tout ce qui se passe ici est vraiment très dramatique. Dans l’ensemble, je considère Black Live Matters comme un bon mouvement qui joue un rôle positif. Mais les manifestations et les protestations ne sont bonnes que jusqu’à ce qu’elles dégénèrent en violence et nuisent à autrui.

Nous vivons maintenant à une époque très intéressante et, dans une certaine mesure, ce qui se passe actuellement en Amérique peut être qualifié de mini-révolution.

Et toute cette période restera dans les livres d’histoire comme la pandémie de 2020, c’est une période vraiment historique, et de nombreuses émotions y sont associées. Je suis heureuse que la plupart de ma famille, mes proches et mes partenaires commerciaux soient sains et saufs. Tout le monde reste chez soi ces derniers mois. Beaucoup de créateurs ont commencé à télécharger sur le réseau leurs nouvelles œuvres créées pendant les jours de quarantaine. Ce sont des projets pour lesquels il n’y avait pas de temps avant…

Mais d’un autre côté, de nombreux projets ont dû être reportés. En mars, j’ai terminé un projet pour le Cirque Du Soleil, mais en raison des quarantaines à travers le monde, le spectacle n’a pas encore eu lieu. J’espère vraiment que la vie reprendra bientôt son cours habituel, que les frontières s’ouvriront et que les avions commenceront à voler. Cela fait 20 ans que je n’étais pas restée au même endroit aussi longtemps du fait du confinement. C’est sinistre, bizarre, super et fou en même temps.

En fin de compte, tout est relatif – il y a toujours des bons et des mauvais côtés. Mais ce qui est certain, c’est que nous vivons une époque clef de transition dans bien des domaines. J’espère que l’humanité gagnera en conscience et en compréhension de la façon dont nous pouvons créer un monde nouveau, sûr et techniquement parfait.

J’espère avec vous que la vie reprendra bientôt son cours habituel et que nous pourrons enfin voyager à nouveau. Merci, Anouk, pour cette conversation passionnante.

Merci. Le plaisir est pour moi.

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